Lussas 2013
Les deux journées de programmation que le festival de Lussas consacre à l’Afrique sont, depuis quelques années, un lieu de découverte des films produits dans le cadre du réseau Africadoc. L’ouverture de ce programme de formation et de coproduction à l’océan indien nous a permis cette année de découvrir des images inédites, celles venues de Madagascar, où est en train d’émerger une génération de jeunes cinéastes. « Les films produits et réalisés par des Malgaches vivant à Madagascar se comptent sur les doigts de la main » explique Jean-Marie Barbe, fondateur des Etats Généraux du documentaire, fondateur également du réseau Africadoc, qui signe cette programmation depuis le début.
« Cependant, depuis quelques années, des films se font, des coproductions se nouent à travers la dynamique des Rencontres annuelles du film court de Tananarive et des ateliers Doc Oï que mènent Ardèche Images et Doc Monde à Tamatave – la deuxième ville du pays ».
Entre chronique d’un groupe musical et portrait en demi-teinte d’une île jusqu’alors toujours présentée pour ses mers bleu lagon dans les agences de tourisme, Avec presque rien , le film de Lova Nantenaina nous entraîne gentiment mais sûrement dans l’âme de Madagascar. Filmer le travail, le bricolage, la récupération des petites gens de son pays, avec une attention minutieuse que le Samba Félix Ndiaye des Trésors des poubelles ne renierait pas, telle est la tâche à laquelle s’attelle le cinéaste malgache, formé à l’Esav de Toulouse et passé par l’atelier d’écriture d’Africadoc. L’originalité et le charme de ce film est aussi sa richesse musicale et le charme des rencontres qu’elle offre : un musicien, un bricoleur, un revendeur à la sauvette, une femme debout, qui chante, des nuées d’enfants, des rues où passent des buffles... Une découverte, pas forcément un film extraordinaire. Les trois autres films malgaches, Au temps des litchis , Campus B5 et Les Enfants de la périphérie documentent aussi des réels extrêmement variés (famille de paysans, étudiants à l’université...) de l’océan indien.
L’Afrique filmées par des Africains : une Afrique qui devient monde....
Les films africains de cette dernière programmation Afrique sont au nombre de trois. Tous trois sont des premiers films. On a déjà parlé d’ Atalaku , de Dieudo Hamadi dans Clap Noir (lors du Festival du Cinéma du Réel en mars 2013), mais il semble juste de le retrouver à Lussas, parmi des films qui chroniquent la vie politique du monde et portent un regard engagé et exigeant sur le politique. Ici, en l’occurrence, il s’agit de la chronique au ras de la société civile des élections présidentielles démocratiques... dans un pays en dictature. Une vraie leçon de science politique, donnée avec une ironie savoureuse et amère, celle du regard fin de Dieudo Hamadi, jeune réalisateur congolais qui a porté ce film.
A voir également : Le film du Béninois Faissol Gnonlonfin, Obalé le Chasseur et Avant l’audience , œuvre des cinéastes burkinabè Aimé Kouka Zongo et Yssouf Kousse (monté avec l’aide de Jean-François Hautin, et du producteur Yves Billon), chronique de la vie des détenus en attente au Burkina Faso, un film politique également. « Sa projection nous tient tout particulièrement à cœur » déclare Jean-Marie Barbe.
Le fondateur du réseau Africadoc ne sombre pas dans l’afro-pessimisme, bien au contraire ! « De l’Afrique subsaharienne francophone à la zone du Nord Maghreb, désormais, chez nombre d’auteurs, une conscience, une prise de possession des formes cinématographiques est là ! » Mais pour le fondateur des Etats Généraux, une frontière éditoriale sera passée l’an prochain. « Docmonde mène, avec un réseau de producteurs indépendants, un programme de formation pour l’émergence d’un réseau international de réalisateurs et de producteurs indépendants : une Internationale documentaire . L’idée est en train d’éclore ; elle devrait rassembler d’ici quelques années une douzaine de régions du monde, essentiellement des pays du Sud et des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) et créer un réseau de coproductions et de distribution équitable de documentaires d’auteurs Sud-Nord, Nord-Sud, Sud-Sud. C’est dans cette dynamique que s’inscrira, dès 2014, notre sélection africaine ».
Nadia El Fani et le corps politique
Les Etats Généraux du documentaire offrent cette année, dans le cadre de ce programme Afrique, une tribune ouverte à Nadia El Fani, cinéaste engagée, cinéaste que l’on pourrait presque appeler « performeuse », femme d’image - qui fait de son image un objet politique. La réalisatrice est une femme née d’une mère française et d’un père tunisien, dans une famille où la politique a joué un rôle déterminant – jusqu’à l’exil, comme elle le racontait en 2008 dans son très beau film Ouled Lénine , qui brosse un portrait de son père et de ses amis politiques. Elle était peut-être, par ce qu’elle était, une personne particulièrement politique. Aujourd’hui, elle a fait du combat politique un combat de survie personnelle. Ce que l’on découvre dans Même pas mal, dès les premières images, c’est que Nadia a dû lutter contre un cancer, qui l’atteint dans sa féminité, au sein. Elle l’assume et lutte contre le cancer politique qui ronge son pays. Le féminin est la partie qui souffre le plus face au danger barbu. La métaphore n’est pas artificielle. Elle est organique, Nadia écrit avec son sang. Elle a su aussi partager la réalisation de ce film profondément personnel avec Alina Isabel Perez. Très bien monté, vivement narré, entre autofiction et récit haletant des événements politiques de la Tunisie, entre révolution et espoirs démocratiques déçus, le film raconte comment au jour le jour, Nadia se soigne en proclamant son existence, sa radicale différence. Quelle force, quel courage.
Dans son film précédent, Laïcité inchallah (2011), qui lui valut tant de troubles en Tunisie, comme elle le retrace dans son film, et qui fit d’elle non seulement une observatrice fine mais aussi et surtout, une actrice de la révolution tunisienne, elle se mettait en scène (avec les Tunisiens, avec le ramadan, avec la laïcité...). Jean-Marie Barbe a eu l’excellente idée de le programmer en même temps, pour dévoiler les deux volets du diptyque. La mise en avant de soi, qui pouvait poser question dans ce premier film, prend une dimension différente, plus assumée, indiscutable dans le suivant. La forme se parachève. La place du moi est trouvée : Nadia est coeur des choses, elle a mis en phase son corps physique avec le corps politique dont elle fait partie. Pas d’impudeur lorsqu’elle dévoile des bribes du traitement qu’elle subit, ou encore lorsqu’elle nous laisse découvrir les caricatures monstrueuses dont elle a fait l’objet sur internet. Dans toutes ces images d’elle, un besoin impérieux d’exister semble prévaloir. Ce n’est plus de la provocation, ce n’est plus seulement non plus un militantisme fort. On découvre presque malgré elle, film après film, une personne passionnée, qui veut exister telle qu’elle est. Les autres n’ont qu’à la suivre. Elle ouvre un chemin. De Ouled Lénine à Même pas mal , en passant par Laïcité inchallah , Nadia construit ou assume devant nous son identité, une identité peu commune. Peut-être n’avait-elle d’autre choix que de s’affirmer ? Peut-être a-t-elle utilisé le médium cinématographique pour exister comme personne ?
En tout cas, les objets films sont là, circulent, parlent pour elle, pour nous, interpellent. Dans ce film émouvant et intelligent qu’est Même pas mal, réalisé avec assurance, Nadia parle d’une parole claire, assurée et honnête. Elle n’a plus besoin de crier. Il était juste de programmer les deux films l’un après l’autre, afin de mesurer l’impressionnant chemin parcouru en trois ans par cette femme exceptionnelle : politiquement, artistiquement, et en tant que personne. On aime ou on aime pas. On admire. Elle déclenche les affects, - ça oui, on le voit ! - mais à travers cela, elle donne à penser, réfléchir et même, agir.
Caroline Pochon
Avec presque rien de Lova Nantenaina, 2013, 52’, France / Madagascar
Production : Endemika Films
Contact : Autantic Films, autanticfilms@gmail.com, +33 (0)6 25 47 23 85
Au temps des litchis de Julie Anne Melville, 2013, 26’, France / Madagascar
Campus B5 de Mohamed Ali Ivesse, 2013, 26’, France / Madagascar
Les Enfants de la périphérie de Gilde Razafitsihadinoina, 2013, 26’, France / Madagascar
Production : Ardèche Images Production, Les films de Lili,
Cinaps TV
Contact : Ardèche Images Production, aiprod@wanadoo.fr, +33 (0)4 75 94 26 16
Obalé le chasseur de Faissol Gnonlonfin, 2012, 52’, France / Bénin
Production : Vie des Hauts production, Maggia Images
Contact : contact@vie-des-hauts-production.com, +33 (0)3 81 47 15 47
Avant l’audience de Kouka Aimé Zongo et Yssouf Kousse, 2013, 52’, France / Burkina Faso
Production : Zaradoc, Focus
Contact : Zaradoc Distribution yves.billon@zaradoc.com, +33 (0)1 74 73 40 50
Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France