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Sissako Abderrahmane : "Si l’avant-gardisme c’est de construire quelque chose, je suis forcément avant-gardiste"
Publié le : dimanche 16 décembre 2007
Fespaco 2007

Abderrahmane Sissako

Clap Noir : Vous êtes venu pré­sen­ter ici votre film Bamako. Comment se fait-il que ce film ne soit pas dans la com­pé­ti­tion offi­cielle caté­go­rie long métrage ?

Le Fespaco avait sélec­tionné le film et estimé qu’il devait être en com­pé­ti­tion. J’ai eu cette infor­ma­tion, mais avant même de l’avoir je m’étais fait une idée quant à la place du film dans cette édition. Je m’étais déjà dit qu’en cas de sélec­tion, je refu­se­rai d’être en com­pé­ti­tion. La com­pé­ti­tion dans un fes­ti­val tel que le Fespaco, et dans tout fes­ti­val d’ailleurs, donne une grande visi­bi­lité à un film, j’ai estimé que le film avait déjà béné­fi­cié d’une grande visi­bi­lité, en Afrique comme sur le plan inter­na­tio­nal, à tra­vers les médias. C’était plus jus­ti­fié de lais­ser cette vitrine à des gens qui aujourd’hui sont encore un peu plus « fra­gi­les » que moi et de leur per­met­tre d’être en com­pé­ti­tion. Je n’ai pas senti le besoin de par­ti­ci­per à la com­pé­ti­tion, ça ne veut pas dire que je m’estime meilleur, ou que le film est meilleur, mais il y a cette notion de visi­bi­lité dont je trou­vais plus juste de lais­ser pro­fi­ter d’autres cinéas­tes.

Quelle dis­tri­bu­tion votre film a-t-il trouvé sur le conti­nent afri­cain ?

Il n’y a eu qu’une sortie pour le moment en Afrique à Bamako. C’était natu­rel, c’est là que le film a été tourné et c’est donc là que le public l’atten­dait. Mais il a fallu atten­dre un peu avant la sortie car nous vou­lions accom­pa­gner la sortie avec une pré­sence consé­quente à Bamako. Je vou­lais donc être plei­ne­ment dis­po­ni­ble pour rester là-bas trois semai­nes, et c’est ce qui s’est passé en Janvier. Le film est sorti le 6 Janvier pré­ci­sé­ment. Selon les dire du direc­teur de la seule salle de Bamako, c’est le film qui a fait le plus grand nombre d’entrées qu’un film ait jamais fait là-bas, même à côté des pro­duc­tions amé­ri­cai­nes, Da Vinci Code etc ! C’est quand-même très impor­tant, et ça veut dire beau­coup de choses.
Ça veut dire que nous ne connais­sons qua­si­ment pas notre public, en quel­que sorte. On a sou­vent dit que ce film ne serait pas com­pris, mal accepté… Mais quand le public est inter­pellé, sur un sujet qu’il vit au quo­ti­dien, il ne peut qu’adhé­rer.

Clap Noir a sou­tenu le film et orga­nisé des pro­jec­tions et des ren­contres autour de ‘Bamako’. La ques­tion des des­ti­na­tai­res du film est sou­vent res­sor­tie, avec l’idée que le public afri­cain ne sau­rait pas l’appré­cier. Que répon­dez-vous à ce com­men­taire ?

Non, je crois que les euro­péens ont très sou­vent la ten­dance de faire des rac­cour­cis sur tel ou tel mes­sage, sur telle ou telle inten­tion. Un film c’est l’expres­sion d’un artiste sur ce qui le touche, sur son envi­ron­ne­ment. Parfois il se donne un rôle, une mis­sion. Parfois une mis­sion s’impose à lui. Après, il raconte dans un film, et le public se l’appro­prie.
L’erreur de ce genre de com­men­taire est de ne pas tenir compte du fait que ces films ne sont pas davan­tage vus en Europe, dans le fond. On pré­tend, on a l’impres­sion, que ces films sont vus en Europe et ne sont pas vus en Afrique. La dif­fé­rence c’est qu’en Europe, les choses sont mieux struc­tu­rées. Il y a des réseaux de dis­tri­bu­tion plus spé­ci­fi­ques, des asso­cia­tions, des salles d’art et d’essai qui per­met­tent à cer­tains films d’exis­ter et d’avoir leur petit public. Il y a aussi une curio­sité ciné­phile plus orga­ni­sée, et les gens ont plus accès à toutes sortes de films. A force de voir des films d’uni­vers dif­fé­rents, on com­prend mieux le lan­gage ciné­ma­to­gra­phi­que, qui est néces­sai­re­ment divers. Aucun pays ne s’exprime de la même façon. Et même, on prend 100 cinéas­tes fran­çais, ils s’expri­ment dif­fé­rem­ment, 100 cinéas­tes sué­dois, c’est la même chose, tous ! On peut être impo­pu­laire, chez soi même, en raison de la forme que tu uti­li­ses, mais ça ne veut pas dire pour autant que on s’adresse à quelqu’un d’autre. Je ne crois pas. Quand un film est un lan­gage, il faut le lire. Peut-être en effet que cer­tai­nes formes ciné­ma­to­gra­phi­ques sont com­pli­quées pour une large part du public, mais cette part existe aussi en Europe, c’est ça la réa­lité. Quand Bergman fait des films il n’a pas un public de masse, mais per­sonne ne va lui dire qu’il ne fait pas des films pour son public où qu’il s’adresse à un autre public. Il s’exprime, tout sim­ple­ment. C’est la fonc­tion des artis­tes, ce qu’on attend d’eux. Si son mes­sage peut tou­cher le plus de gens, il en est heu­reux.

Pensez-vous que cela est sur­tout révé­la­teur du regard que les médias, le public au Nord por­tent sur le public afri­cain ?

D’un cer­tain type de public et d’un cer­tain type de médias. J’aurais ten­dance à nuan­cer ! Bien sûr que l’Afrique est bien sou­vent résu­mée de manière réduc­trice, de telle façon que je ne suis pas étonné qu’on ait aussi fait ce rac­courci là. Moi je m’exprime, depuis mes pre­miers films je me suis exprimé de maniè­res per­son­nelle. Je n’adresse pas mes films à quelqu’un de précis, je les fais en accord avec mes convic­tions. Cette expres­sion peut, en cer­tai­nes cir­cons­tan­ces, ne pas être popu­laire, comme cela a été le cas pour Bamako.

Lorsque vous avez fait Bamako, est-ce que vous pen­siez que ce film devien­drait un film étendard de la cause alter-mon­dia­liste ?

Je n’y ai pas pensé en la fai­sant. Un film on se l’appro­prie, et tant mieux. Quand les réseaux qui se l’appro­prient son struc­tu­rés, je pense notam­ment au Forum Social Mondial, cela occa­sionne une plus grande média­ti­sa­tion. Et c’est tant mieux. Mais même une per­sonne s’appro­prie un film, parce que le film l’inter­pelle. En revan­che j’avais très à cœur dans un projet tel que celui-là de donner une occa­sion à l’Afrique de s’appro­prier son mal­heur. C’est à nous de parler de ça. La dérive de cer­tai­nes formes, d’une cer­taine ten­dance du Nord à vou­loir sen­si­bi­li­ser sur le mal­heur des autres peut être inter­ro­gée. Ce n’est pas une ques­tion de sin­cé­rité, je ne dis pas que les gens ne sont pas sin­cè­res quand ils le font, mais faut le faire avec une cer­taine réserve. C’est là que j’ai vu le posi­tion­ne­ment de Bamako, comme por­teur d’une parole qui vient vrai­ment de l’inté­rieur. La forme aussi a été le fruit d’une volonté d’ini­tier un procès, d’impro­vi­ser et d’invi­ter des gens com­plè­te­ment sim­ples, ordi­nai­res. Des gens qui vivent au quo­ti­dien ces dif­fi­cultés, et qui ont la capa­cité de for­mu­ler ce qui leur arrive, à condi­tion qu’on leur en laisse l’oppor­tu­nité. Leur vision n’est pas la vision de l’Afrique qui existe en occi­dent d’une manière géné­rale. Cette cons­cience afri­caine, je vou­lais la mon­trer d’abord en Afrique. Elle est encore peu struc­tu­rée pour deve­nir une grande force alter-mon­dia­liste, même si cela com­mence.

La mise en scène de Bamako flirte avec le docu­men­taire, en en uti­li­sant les codes dans la mise en scène. Pourquoi avez-vous fait ce choix de fic­tion­na­li­ser l’écriture docu­men­taire ?

Je vou­lais attein­dre, et j’ai choisi une forme qui sem­blait être en mesure de cra­cher les pro­blè­mes et d’en témoi­gner. La parole est très impor­tante. La forme du procès, c’est aussi donner de la valeur à cette parole.
L’autre raison, qui est peut-être à vrai dire la plus essen­tielle, c’est que, quand on sait qu’un procès de ce type est impro­ba­ble aujourd’hui contre les gran­des ins­ti­tu­tions, qu’on ne peut pas le faire, le rôle d’un artiste c’est de l’inven­ter. Inventer ce procès qui aura peut être lieu dans le futur, non pas pour couper des têtes, mais par envie que les choses soient dites. Même dans un conflit fami­lial, quand quelqu’un veut qu’il y ait jus­tice, il veut plutôt que les choses soient enten­dues. Bamako a répondu à ce besoin chez moi, je vou­lais que les choses soient dites et enten­dues, il ne s’agis­sait pas pour moi d’avoir raison. En outre, à partir du moment où le cinéma est un lan­gage, le lan­gage de l’image, rien n’est défini. Rien n’est établi défi­ni­ti­ve­ment. On peut pres­que tou­jours tout réin­ven­ter. Forcément, qu’on le veuille ou non, l’avenir du cinéma appar­tient à ceux qui se sont peu ou pas exprimé. Il n’est pas ques­tion d’une forme par­ti­cu­lière d’intel­li­gence ou de talent, mais plutôt du fait qu’il y a une forme de vir­gi­nité dans ces endroits sur la forme. Moi, je ne me suis à aucun moment posé la ques­tion de la forme en ces termes, est-ce un docu­men­taire, une fic­tion ? Je croyais en la force de l’image et de la parole, et je savais que c’était pos­si­ble avec un film comme ça, avec un dis­po­si­tif comme ça, de parler de cette pro­blé­ma­ti­que de la dette de l’Afrique et d’en parler autre­ment.

Vous avez mis en scène un tri­bu­nal de jus­tice et notam­ment un pré­si­dent du jury, est-ce que ce pré­si­dent incarné repré­sente le maillon man­quant des ins­ti­tu­tions supra-natio­na­les ?

Non, pas vrai­ment. Alors que je devrais sans doute répon­dre oui à une telle ques­tion ! Pour moi, le pré­si­dent repré­sente autre chose. Il est une écoute pos­si­ble de tout un chacun, c’est une fonc­tion abs­traite. Je veux que les uns et les autres soient justes, et ce per­son­nage exprime sur­tout que la jus­tice est pos­si­ble.

On pré­sente sou­vent votre cinéma comme un cinéma d’avant-garde, est-ce une préoc­cu­pa­tion qui vous anime dans votre tra­vail ?

Cela dépend de ce qu’on appelle un cinéma avant-gar­diste, j’ai plutôt ten­dance à dire que lorsqu’un conti­nent ne s’exprime pas ou s’exprime très peu, il est dif­fi­cile de ne pas être avant-gar­diste. Ce la s’impose à nous, mais chacun de par sa sen­si­bi­lité, de par sa façon de voir les choses s’inté­resse de telle manière à telle his­toire, à tel genre. Je pense que toutes les his­toi­res sont inté­res­san­tes, à partir du moment où on peut émouvoir l’autre. C’est ça le rôle d’un film. Un film ne doit pas cher­cher à avoir raison, un film ne détruit jamais. Il cons­truit. Si l’avant-gar­disme c’est de cons­truire quel­que chose, je suis for­cé­ment avant-gar­diste.

Pensez-vous qu’un film puisse réel­le­ment avoir de l’influence sur la vie poli­ti­que ou sur les men­ta­li­tés ?

Oui, je pense que ce qu’un film ne doit pas faire c’est cher­cher d’emblée à chan­ger les choses. Il ne faut pas faire un film pour ça. L’inten­tion ne doit pas être anté­rieure à la créa­tion du film, mais quand le film existe, il peut en effet chan­ger des choses. Changer, ça ne veut pas for­cé­ment dire faire adop­ter des pro­po­si­tions de loi, ou dis­tri­buer de l’argent aux gens. Changer, c’est sim­ple­ment faire évoluer la men­ta­lité de quelqu’un que sans doute tu ne ren­contre­ras jamais, mais qui dira à quelqu’un d’autre : « Il y des choses que je n’avais pas com­pri­ses, main­te­nant je com­prends mieux ».

Vous abor­dez dans Bamako le drame humain de la migra­tion clan­des­tine, qu’avez-vous à dire aux diri­geants du Nord comme du Sud à ce sujet ?

Je redi­rai ce qui a déjà sou­vent été dit. On ne monte pas dans une piro­gue comme le font les gens par mil­liers, pour y passer 8 nuits, en pas­sant au ras de bateaux de pêche qui ne les voient même pas. Ils sont euro­péens, japo­nais, coréens, ces bateaux… On ne fait pas ce que font ces mil­liers de jeunes s’il y a une lumière qui brille quel­que part. Quand on part de cette façon on se livre à un acte de sui­cide, qu’on en ait cons­cience ou pas. C’est for­cé­ment un acte de déses­poir, c’est quand tout est fini qu’on fait cela. Ces hommes et ces femmes – il y a de plus en plus de jeunes filles – par­tent parce que des pro­mes­ses n’ont pas été tenues. Ces pro­mes­ses déçues elles vien­nent avant tout des poli­ti­ques natio­na­les. Mais c’est aussi le fait de ceux qui ont pensé que le déve­lop­pe­ment de l’Afrique devrait néces­sai­re­ment passer par telle ou telle poli­ti­que. Je pense évidemment aux plans d’ajus­te­ment struc­tu­rels qui ont été impo­sés à des popu­la­tions. C’est aux mères et aux pères de ces jeunes là que l’ajus­te­ment struc­tu­rel a été imposé. C’est parce que leur mères et leurs pères sont appau­vris, parce qu’ils ne peu­vent pas leur offrir des études qui leur per­met­tent de trou­ver un tra­vail, c’est à cause de cet appau­vris­se­ment orga­nisé qu’aujourd’hui ces jeunes par­tent. Je crois que l’échec est clair, les res­pon­sa­bi­li­tés sont clai­res aussi… Aussi bien dans le Nord que dans le Sud. Si on com­prend que l’équilibre du monde ne se fera pas comme ça, qu’on ne peut plus conti­nuer de cette façon, avec une partie du monde riche et l’autre pauvre, alors même qu’en réa­lité elle est à la source des gran­des riches­ses (miniè­res etc… ). Si on ne com­prend pas cela, il n’exis­tera jamais un monde juste et équilibré, et donc jamais un monde de paix.

Quels sont les maî­tres mots de votre appro­che du tra­vail ciné­ma­to­gra­phi­que ?

C’est une ques­tion très dif­fi­cile… Je dirais que pour être cinéaste, il faut douter. Douter cons­tam­ment, et que ce doute n’est pos­si­ble que s’il y a aussi l’intime convic­tion de quel­que chose qui existe et qu’on peut à peine par­ta­ger. Mon tra­vail cher­che à expri­mer cette convic­tion, et ce grâce au doute.

Propos recueillis par Sophie Perrin.

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