Présenté dans le cadre de la 28e Semana della Critica de la Mostra de Venise 2013, le premier long-métrage du réalisateur Abdellah Taïa aborde avec subtilité la violence enfouie d’un jeune homosexuel marocain.
Abdellah est un adolescent doux et sensible, qui aime écouter les chanteurs glamours à la télé et laver le linge avec ses pieds. Sa mère a beau l’empêcher d’avoir des activités de fille ou de manger avec ses sœurs, rien n’y fait. Abdellah aime se faufiler dans la chambre de son frère pour renifler ses draps, observer son corps nu lorsqu’il se change et se blottir près de son père la nuit.
Si ses sœurs se rient de voir ses larmes monter, si les voisins lui jettent des pierres dans la rue, Abdellah continue d’avancer dans la vie. À pas cachés. Comme lors de ces étreintes fugaces, sur un chantier, derrière un mur, ou sur une plage, avec des hommes plus âgés. Qui peut vraiment nous dire si ces rapports sont subis ou aimés ? Si l’éveil sexuel en terre d’Islam, tabou en même temps que réel, n’est pas lié à une victimisation intrinsèque qui fait que même si l’on accepte ce qu’on est, on est obligé de jouer à ne pas l’être ?
Ni linéaire, ni explicatif, L’Armée du salut est un premier long-métrage autobiographique courageux qui ne sombre ni dans la complaisance, ni dans la victimisation. Car ce qui arrive à Abdellah jeune (Saïd Mrini) puis adulte (très bon Karim Aït M’hand), exilé en Suisse, n’est qu’un ensemble de fragments de vie à la fois tendres et brutaux qui vont le constituer.
La force du récit ne cherche aucun coupable, ne porte aucun jugement. Faut-il blâmer cette mère, elle-même battue par son mari après leurs ébats, pour regarder d’un œil louche ce fils un peu trop sensible ? Condamner cet homme qui, le poussant contre un mur, lui reproche de ne pas bander ? Attaquer ces voisins invisibles qui lui jettent des pierres sans jamais se montrer ? Ou ce rameur de barque, riant de son orientation sexuelle, qui le force à escroquer son partenaire étranger ?
En peignant le vécu d’un adolescent marocain issu d’une famille nombreuse habitant un quartier pauvre, Abdellah Taïa ne cherche en aucun cas à attaquer son gouvernement ou son peuple. Mais dénonce la violence silencieuse qui existe au Maroc dans les rapports entre individus. « Les gens sont libres, affirme Abdellah Taïa. Tout le contrôle est social. Tout le monde sait mais personne ne dit rien. On fait du sexe, les rapports entre père et mère sont explosés, on ne respecte pas la religion... Tout le monde biaise pour s’en sortir. C’est le pouvoir, la famille et la religion qui vous pousse à ça ».
Le montage de ce projet, adapté de son roman éponyme publié chez Seuil en 2006, a eu quelques difficultés. Aucun financement marocain, aucune subvention publique hormis le CNC français. Le sujet faisait peur parce que le personnage principal a 15 ans et que les gens craignaient une histoire de pédophilie. Le casting des acteurs s’est pourtant passé sans encombres : avec le cinéma, les gens se libéraient. La tension est davantage survenue au moment du tournage, car l’équipe avait peur d’être arrêtée.
Pour Abdellah Taïa, homosexuel assumé et écrivain renommé (son roman Le jour du roi a remporté le Prix de Flore en 2010), présenter ce film au Maroc participerait à exorciser ce « je » nié toute sa vie et amener les spectateurs à s’interroger sur cette situation tant dissimulée. À l’instar de nombres de films tournés en pays musulman, parler de sexualité demeure tabou. Comme l’homosexualité, punie par la loi au Maroc, même si dans les faits, beaucoup de gens connaissent des homosexuels, ou en ont rencontré.
L’armée du salut pourrait être une première étape pour débattre ouvertement de cette question. Sans violence ni animosité. Juste à échelle humaine, avec des sentiments. Car quelle que soit l’orientation sexuelle d’un homme, c’est avant tout dans son cœur qu’il se sent plus ou moins vivant.
Claire Diao
Clap Noir
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