Lassalle est un petit village de mille habitants perdu dans les forêts des Cévennes. Son festival de documentaire fête sa douzième édition. Les gîtes ruraux et hôtels du coin sont complets, les trois salles sont remplies pendant quatre jours (4600 billets payants vendus). Le village bruisse de débats inspirés par des films à forte sensibilité politique. Le thème de l’année était : Et maintenant ?
Le public était au rendez-vous et a manifesté une véritable curiosité sur ce qui se passe en Afrique. Nouveau co-responsable de la programmation, Guilhem Brouillet travaille aux côtés du fondateur de la manifestation, Henri de Latour, (frère d’Eliane), réalisateur également, qui a travaillé sur la question de l’immigration (L’asile du droit, son dernier film). Il est aussi le maire de Lassalle, où il est né. Il a fondé un festival « dans l’esprit de ce qu’était Lussas au début », avec un public de la région et pour qui ce festival offre une fenêtre sur le monde pendant quelques jours. « On est encore au stade où le village n’est pas modifié en profondeur par le festival ».
Un master de documentaire lié aux Ateliers Varan va s’installer à Lassalle à partir de l’an prochain. « On essaie de grossir en douceur, sans exploser ! ». Tous les ans, l’Afrique a sa place dans ce festival. En 2004, le thème était Sommes-nous civilisés ? et un film montrait l’implication française dans le génocide rwandais. « Cette année, l’interrogation sur la démocratie, celle d’un Russe comme Abaturov ou d’un Congolais comme Dieudo Hamadi donnent un regard différent mais finalement similaire sur la question démocratique ».
L’homosexualité en Afrique
On peut voir ou revoir Le thé ou l’électricité, de Jérôme Lemaire (2012), qui dépeint la vie d’un village confronté à l’arrivée d’une certaine modernité, ou Call me Kuchu, documentaire made in USA de Katherine Fairfax Wright et Malika Zouhali-Worrall (2012) multiprimé (Teddy du meilleur documentaire à Berlin en 2012, Prix au festival de Montréal Image+Nation (LGBT) en 2012), qui évoque la répression menée par l’État ougandais contre les homosexuels. Guilhem Brouillet explique : « Ce qui m’a fait programmer le film Call me Kutchu était une réaction contre un discours homophobe entendu récemment en France, notamment lors du débat sur le mariage pour tous. Il y a une élite bourgeoise d’origine africaine, en France, qui dit que l’homosexualité est un mal occidental... qui naîtrait dans les consciences des jeunes des banlieues... ! Or, ce discours peut mener à des génocides ».
La question, toujours, du regard
Sur l’Afrique, la question qui se pose n’est pas celle du sujet, c’est définitivement celle du regard. Et ce regard s’inscrit dans une tradition, qu’on ait choisi de s’y affiler ou que l’on s’y inscrive plus ou moins sans l’avoir voulu. A travers la question de l’humour (rire de qui, avec qui ?), à travers plusieurs manières de décrire des personnages (prenons ici le cas des Pygmées, montrés de manière radicalement différente dans deux films aux démarches très distinctes), on voit bien que le documentaire ne ment pas et dévoile le point de vue de son réalisateur, y compris parfois à son propre insu.
De qui se moque-t-on (et avec qui ?)
Pas très drôle, l’humour noir bad taste du Danois Mads Brügger dans The ambassador (2011, 1H33) qui aime à se définir dans la vie comme « agent provocateur » et prend un plaisir immense à se relooker avec bottes en cuir cirées et sun glasses teintées, sourire cynique, passeport diplomatique bidon, pour aller jouer les diplomates véreux au fond de la Françafrique – euh, pardon, Centrafrique. Trafic de diamants, d’influence, manipulation. Le film met mal à l’aise un spectateur qui ne sait plus s’il est dans une version documentaire de Borat ou de OSS117 ou encore dans un Blood diamonds qui peinerait à prouver ce que la fiction avait magistralement mis en évidence : violence, corruption, injustice, prédation et rôle pourri des États, y compris occidentaux, dans ces jeux sur le (sous)-sol africain. Le public est mal à l’aise : quel est le statut de ces images ? Quelles sont les images bidonnées, quelles sont les images volées, quelles sont celles qui relèvent de la pure fiction, quelles sont les véritables situations documentaires ? On est perdu et donc, on se sent en porte-à-faux. Quelques belles pépites sortent de ce bourbier, comme les entretiens volés avec des officiels, tels que des diplomates indiens corrompus donnant leur recette de survie dans la jungle centrafricaine ou encore un responsable de la sécurité – pour ne pas dire un barbouze - fort machiavélique dans ses analyses, mais dont on nous annoncera la disparition par assassinat au cours du film. Il en ressort tout de même l’immense narcissisme de ce comédien démiurge jouant avec son image, ses blagues du genre nous buvons le même champagne qu’Hitler avant de se suicider avec sa femme, - Ah, ah ! il est marrant, Hitler. Une dérision qui finit par agacer. Le film n’apporte pas grand-chose de plus que ce que le documentaire sur la Françafrique de Patrick Benquet avait permis de dire, à visages découvert. En outre, le mépris avec lequel sont traités les personnages du réel, en particulier les deux bouc-émissaires du film, deux Pygmées dont le réalisateur-acteur-performeur se moque assez ouvertement, finit par laisser une amertume au fond du regard. Dommage, le réalisateur n’était point là pour se justifier. Pour Guilhem Brouillet, le choix de programmer un film différent et politiquement incorrect dans un festival de documentaire est une volonté : provoquer, faire parler.
Interroger l’approche ethnographique
Pygmées de la route (2012), de Marie Devuyst et Alain Lemaître, deux réalisateurs belges porte au contraire un regard d’intelligence sur la communauté pygmée au Cameroun, dans laquelle ils se sont immergés durant plusieurs mois pour offrir un film de cinéma direct dans la grande tradition du cinéma ethnographique.
Alain Lemaître était présent : « Nous ne sommes ni l’un ni l’autre ethnographes, au contraire, nous avons un regard critique sur l’anthropologie ! Mais notre film a été sélectionné souvent dans les festivals en anthropologie visuelle. Je suis influencé par la pensée de Bruno Latour, lorsqu’il critique la construction de l’espace ethnographique, notamment dans son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes. Il y remet en question les repères ou catégories de rationalité qu’emploie l’anthropologie pour aborder des sociétés jugées moins rationnelles. Or, les Pygmées fonctionnent avec leur propre rationalité, qui inclut l’action des guérisseurs et des sorciers. J’ai aussi été influencé par Médecins et sorciers, d’Isabelle Stengers, qui a été mon enseignante à Bruxelles. Les personnes que nous filmons sont des personnes, pas des objets de recherche. En outre, dans l’organisation sociale, la recherche d’autonomie qu’ils manifestent face au pouvoir central, leur relation au territoire, à la propriété, ils me parlent de mes propres interrogations et ne sont pas sans évoquer la résistance des villages cévenols où nous sommes en ce moment... »
Humour noir
Parlant d’humour noir et d’amertume, on peut dire que le film Atalaku de Dieudo Hamadi ( Prix Joris Iven du meilleur premier film au 35eme festvial du cinéma du réel en 2013, prix spécial du Black film festival de San Diego, 2012)n’en est pas dépourvu. Cette chronique au ras du sol et de la société civile lors d’une élection présidentielle mise en œuvre après cinquante années de dictature et quelques autres de conflits civils aigus, montre en réalité un hors-champ trop criant : celui de l’absence de liberté d’expression, de peur qui se confine en apathie politique, de langue de bois timide. Bref, ce qu’on lit derrière ces réflexions désabusées des femmes du marché qui ne croient pas à la politique, c’est au fond la difficulté de croire encore en une donne démocratique. L’humour de Dieudo Hamadi, c’est l’humour d’un Congolais qui observe son peuple, avec un mélange d’ironie, de tristesse désabusée, d’espoir aussi. Un regard juste et pour le coup, pas condescendant.
Françafrique encore
Autre expérience (frança)africaine, celle de cette descendante de l’explorateur Savorgnan de Brazza, grande figure des premiers temps de l’époque coloniale, la capitale du Congo porte encore son nom. Dans Afrique noire, marbre blanc (2011, grand prix documentaire au festival du cinéma italien d’Annecy), à travers le combat (un peu fastidieux et en tout cas têtu) de cette Italienne, le réalisateur italien Clemente Bicocchi met à jour les conflits suscités par les enjeux de la mémoire. D’un côté, l’homme a été aimé, car à la différence de Stanley, il ne maniait pas le canon mais arrivait la main tendue, d’un autre, aux yeux des gouvernements actuels, il reste un colonisateur. Pourquoi couler dans le marbre son mausolée, alors qu’autour, des gosses crèvent de faim ? Narré comme un conte, ce récit montre à quel point la mémoire est un instrument politique que manipulent les puissants d’aujourd’hui. Ici, à travers le ton du conte, illustré par une animation assez réussie, en tout cas une proposition intéressante, Sasssou Ngesso en particulier est en ligne de mire. Ce film est le préféré du public, qui apprécie sa forme narrative agréable et pédagogique offrant une introduction aux relations françafricaines.
Caroline Pochon
Clap Noir
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