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Antigone australe
Publié le : vendredi 30 juillet 2021
L’indomptable feu du printemps de Jeremiah Mosese Lemohang

Sortie fran­çaise le 28 juillet 2021
Fiche du film

CRITIQUE

Pourquoi la révo­lu­tion serait-elle l’apa­nage de la jeu­nesse ?
La ques­tion se pose à tra­vers le per­son­nage de Mantoa héroïne à la déter­mi­na­tion sans faille de L’indomp­ta­ble feu du Printemps et doyenne octo­gé­naire d’une petite com­mu­nauté d’âmes vivant dans une contrée que tra­di­tion­nel­le­ment ses habi­tants nom­ment « Vallée des Pleurs », sur une terre qu’aucun titre de pro­priété ne lui octroie. Le sol y tire des nom­breux corps qui l’habi­tent une fer­ti­lité certes bien éloignée du consu­mé­risme cita­din mais grâce à laquelle « per­sonne n’a jamais connu la faim ». Après qu’elle y enterre son fils, Mantoa reste seule, retran­chée der­rière un épais mur de cha­grin qui l’isole de la com­mu­nauté, au point de la faire passer pour folle. Toute sa vie est main­te­nant de l’autre côté du sol et c’est la der­nière des­ti­na­tion qui l’attend encore. Elle n’ira donc nulle part ; sa posi­tion est sans appel lorsqu’un projet de bar­rage annonce un dépla­ce­ment de popu­la­tion pré­senté comme iné­vi­ta­ble.

Jeremiah Mosese Lemohang com­pose à l’image un cadre idyl­li­que digne des pre­miè­res pages d’un conte mer­veilleux : une contrée de nature sau­vage et bien­veillante où abon­dent fleurs et feuilla­ges, où l’herbe grasse s’étend à perte de vue sous des cieux char­gés de nuages et de toutes les pro­mes­ses de vie qui voya­gent en leurs ven­tres bombés. Il filme de grands espa­ces encore pré­ser­vés (pour com­bien de temps ?) où les trou­peaux pais­sent en liberté sous l’œil bien­veillant de leurs ber­gers. Un Eden, donc, coiffé de deux som­mets qui veillent en sen­ti­nel­les nour­ri­ciè­res intem­po­rel­les, véri­ta­bles mame­lons de pierre dres­sés et cares­sés par les cieux : la nature ici crie et exhibe sa fécondité. Car L’indomp­ta­ble feu du prin­temps est une fable. Mantoa y incarne une sagesse humble, savante de tout ce que cette nature a à offrir à ceux qui dia­lo­guent avec elle. Un savoir ancré dans un envi­ron­ne­ment, trans­mis par lui et qui se perd, iné­luc­ta­ble­ment… Comme pro­gresse, iné­luc­ta­ble­ment, le danger de la pré­da­tion mar­chande, incarné sans plus de com­men­taire, de manière à la fois inquié­tante et comi­que, par des sil­houet­tes jaunes récur­ren­tes dont la pré­sence de mau­vais augure hante de nom­breux plans. Silhouettes absur­des et étrangères, venues d’on ne sait où, qui n’émettent jamais un son mais s’affai­rent autour des pro­ta­go­nis­tes avec un aplomb de pro­prié­taire. Car s’il écrit avec une grande poésie — comme en témoi­gne à plu­sieurs repri­ses le com­men­taire en Off du nar­ra­teur flu­tiste qui ouvre le récit, du fond de sa boîte de nuit — Jeremiah Mosese Lemohang s’exprime d’abord par la force de ses images. En pri­vi­lé­giant une stricte économie de mou­ve­ment, la caméra cap­ture des plans longs et d’une pré­ci­sion redou­ta­ble. Le tra­vail des décors et des cos­tu­mes, ainsi que de la lumière — qui frappe par sa beauté tout au long du film et en cons­ti­tue une des gran­des forces esthé­ti­que et poé­ti­que— déli­vre donc des images à la puis­sance hyp­no­ti­que, que la mise en scène se charge de tou­jours amener avec natu­rel.

L’inté­rieur de Mantoa prend, sous l’objec­tif de Pierre de Villiers, des airs de décor bour­geois du 19ème siècle tels qu’on peut les voir en pein­ture, dans un hom­mage — qu’on n’ima­gine pas dénué d’une pointe d’ironie — aux grands maî­tres encore rehaussé par le tra­vail magni­fi­que de la lumière qui évoque les clairs-obs­curs de la pein­ture clas­si­que. Et la pein­ture n’est pas seule à nour­rir ce tra­vail. Des asso­cia­tions d’idée nom­breu­ses affluent ainsi au vision­nage de L’indomp­ta­ble feu du prin­temps : des influen­ces qui peu­vent s’avouer en clins d’oeil, sans que le film cher­che à opérer « à la manière de ». Un éventail d’ins­pi­ra­tions où aucune source n’est inter­dite : il y a du Kiarostami dans ce Lesotho-là, de grands espa­ces et d’arbres esseu­lés, de pro­ces­sions à flanc de col­line. Il y a du Tarkovski dans les ruines encore fuman­tes d’une maison réduite en cen­dres qu’enva­his­sent des mou­tons télé­pa­thes comme dans la pluie qui s’abat dans une cham­bre à cou­cher dans cet effon­dre­ment d’un monde. Le feu d’Antigone brûle aussi en cette mère que le deve­nir de la dépouille filiale pousse à une radi­ca­lité aus­si­tôt prise pour une folie par les esprits timo­rés. Une grande sobriété règne, dans l’ensem­ble, sur la mise en œuvre de ce projet ciné­ma­to­gra­phi­que riche, dense et ambi­tieux : le jeu se déploie avec rete­nue, lais­sant pren­dre tout leur sens aux silen­ces et au regards, lais­sant aussi le lan­gage de la caméra assu­rer la ponc­tua­tion et par­fois davan­tage ; les dia­lo­gues acérés évitent l’effu­sion et s’égrènent avec par­ci­mo­nie, sans recours à une psy­cho­lo­gie appuyée ; l’usage fin, contrasté et sans pathos de la musi­que (qu’elle soit entra-dié­gé­ti­que ou addi­tion­nelle, le réa­li­sa­teur ne laisse d’ailleurs rien au hasard dans sa façon d’arti­cu­ler les deux) vient par­faire l’ensem­ble avec inven­ti­vité et élégance.

C’est donc à un éblouissement per­ma­nent que nous convie Jeremiah Mosese Lemohang dans cette fic­tion qui se déploie comme une para­bole (le Village a d’ailleurs été renommé Nazareth par des occu­pants récem­ment arri­vés) sur le pro­grès, la dif­fi­cile pré­ser­va­tion d’une tra­di­tion ancrée dans son envi­ron­ne­ment aux prises avec une moder­nité sté­réo­ty­pée, stan­dar­di­sée et qui érige la consom­ma­tion — donc la des­truc­tion — en valeur suprême.
Certes on ne trou­vera pas dans ce sujet de nou­veauté furieuse ou de matière à polé­mi­que. Et alors ? Faut-il cesser de raconter des his­toi­res d’amour ? Un cinéaste donne ici à voir, avec le talent qui est le sien, une réa­lité du déra­ci­ne­ment, géo­gra­phi­que, cultu­rel, sym­bo­li­que...
Ce fai­sant, il témoi­gne de sur­croît d’une expé­rience vécue, d’un trau­ma­tisme : celui des dépla­ce­ments de popu­la­tion, phé­no­mène mal­heu­reu­se­ment sans grande rareté et pour­tant trop sou­vent ignoré par ceux qui ne l’ont jamais connu ; une his­toire pour­tant qui ne cesse de se répé­ter, comme le film en convient fort bien lui-même, la nuit, au coin d’un feu. L’indomp­ta­ble feu du prin­temps ne pré­tend pas sonner d’alarme sur un fait tenu secret, il nous invite à une médi­ta­tion par­ta­gée par l’image, tra­ver­sée de textes à l’envoû­te­ment poé­ti­que et qui ouvrent dans le récit des res­pi­ra­tions méta­phy­si­ques (ou des suf­fo­ca­tions qui ne le sont pas moins). Une réflexion qui, pour être ancienne n’en demeure pas moins actuelle et néces­saire et où se mêlent « pro­grès » et « tra­di­tion », sou­mis­sion et résis­tance, folie et santé d’esprit, amour, dévo­tion, cou­rage, condi­tion de genre, sou­ve­nir et obses­sion, sens du col­lec­tif, pro­priété privée, gou­ver­nance, iden­tité cultu­relle, lien à la nature… des ques­tion­ne­ments portés par un per­son­nage de femme fort, une mère cou­rage au visage des­sé­ché et au regard mangé par les rides, mar­tyre avare de ses mots mais pas de ses efforts, dont la volonté sans faille et sans nuance, d’abord moquée, per­met­tra de faire renaî­tre la fierté et la com­ba­ti­vité d’une com­mu­nauté endor­mie. Mantoa, elle, est si prête à vivre sa mort qu’elle n’a plus le temps, de dormir.
Un film pré­cieux, d’une rare beauté.

Sophie Perrin Kamurasi

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