Sortie nationale mercredi 9 juin 2021
Tierno se plie par sens du devoir à la routine de sa vie d’imam dans la bourgade de Yotni, aux confins est du Sénégal. Il y exerce son office de mariage en décès, au rythme quotidien des cinq prières, dans la quiétude ordinaire de ce coin de Sahel éloigné de l’activité frénétique du centre économique. Mais la menace radicale encercle la ville d’une façon de plus en plus inquiétante sous l’influence d’Ousmane, frère aîné de Tierno, de retour à Yotni après de longues années passées en occident, fermement décidé à prendre le contrôle de la communauté. L’intrigue se noue autour de la décision annoncée à Tierno, dès l’ouverture, de hâter les préparatifs pour célébrer plus tôt que prévu la noce de Nafi et Tokara : deux jeunes amoureux qui sont également des cousins, situation coutumière que le cinéaste présente habilement et sans basculer dans le jugement — l’amour qui lie les jeunes gens ne fait d’ailleurs de doute à aucun moment du scénario, tordant le cou au passage à l’idée confortable en occident que les unions « arrangées » sont toujours imposées de force et source de malheur pour le couple ; la révélation plus tardive des circonstances qui virent l’union de Tierno et de son épouse va dans le même sens : la vie sociale de la communauté est encore très marquée par les codes de la tradition.
Mamadou Dia, originaire de la ville de Matam où il a tourné « Le père de Nafi », fait le choix de la rebaptiser Yotni, assumant ainsi pleinement la fiction. Construit à partir d’une connaissance fine, intime, aussi bien des lieux que de la communauté qu’il porte à l’écran dans ce long métrage — dont on serait bien en peine d’imaginer avoir à faire à un premier film, tant tout y est admirablement maîtrisé — le récit de Mamadou Dia élabore une parabole filmée autour de la figure du fils prodigue. Une tragédie sur fond de rivalité fratricide qui va plonger un groupe humain dans le doute et la division, le conduire au chaos peut-être... Comment empêcher le basculement ? De quelles armes de persuasion dispose l’indigent ? Quels mécanismes ont le pouvoir de créer ou de défaire les appartenances, les traditions, les croyances, les allégeances ? Autant de questions auxquelles devra se confronter Tierno dans son désir d’éviter l’embrasement et la soumission de sa communauté (et de sa religion chérie et malmenée) au règne de la violence et de l’intolérance. De l’hypocrisie, surtout.
On est ainsi immergé dans un récit romanesque à l’intrigue menée finement, laissant entrer avec le plus grand naturel toute la complexité des questionnements que soulève le travail de Mamadou Dia. Par touches et sans céder à l’emphase (écueil, bien souvent terrible, des films « à charge ») sont exposés, avec le plus grand naturel, les points de friction entre un mode de vie certes organisé autour de ses propres codes — plus ou moins immuables — mais bienveillant et tolérant, d’une part, et une religion — ou, plus précisément, des mercenaires qui s’en réclament — qui prétend imposer sur des territoires en constante expansion une vision rigoriste et violente de la spiritualité d’autre part. Cette dernière est pourtant la première victime de leurs sombres desseins. Elle n’est, toujours, qu’un prétexte ; le film le rappelle fort bien. Se trouvent ainsi posées nombre de questions auxquelles le cinéaste a l’intelligence de ne pas asséner de réponse : Comment coexistent Islam et spiritualités pré-islamiques dans des contrées où les religions du Livre sont le fruit d’une importation, souvent violente ? Comment opèrent les mécanismes de collusion du politique et du religieux ? Une société peut-elle prendre conscience du risque de son propre basculement dans l’oppression — l’interrogation vaut bien au-delà du seul contexte religieux — ? Centrale, également, la question de l’argent, Dieu tout puissant sous toutes les latitudes, qui ne fait pas exception ici. L’argent circule, par liasses nombreuses, transportées par Ousmane, le plus souvent, à l’aide d’un hijab. Un exemple, s’il en fallait un, de la suggestion telle que la propose le cinéma de Mamadou Dia.
Les cadres et, donc, le hors-champ, produisent tout au long du film une impression du danger latent, du manque de perspective d’ensemble, d’un étau en train de se refermer lentement, irrépressiblement pourtant. Mamadou Dia filme les visages, les silences, le doute, la crainte informulée… Il use du gros plan sans réserve, captant au plus près les manifestations infimes et parfois équivoques de ses personnages. Et il capte ainsi encore davantage, une économie de mots, une dignité dans l’expression contenue des émotions, un respect — ou serait-ce de la résignation ? Où se situe la limite ? — des traditions, fussent-elles un obstacle à l’accomplissement des aspirations personnelles…
Tout ce que nous livre « Le père de Nafi » nous parvient dans une élégance formelle totale. Bien que presque exclusivement composé de non professionnels (à l’exclusion des deux frères protagonistes, acteurs de métier) le casting se révèle d’une justesse absolument stupéfiante. On reconnaît la patte du cinéaste dans cette cohérence entre l’écriture et les choix d’incarnation des personnages. Tout est nourri d’une compréhension et d’une connaissance fines de l’existant, d’une approche qui pose un regard attentif et s’attache à décrire des habitudes et des conceptions inscrites dans un ancrage culturel précis. Il se dégage une authenticité incontestable de ces corps qui se meuvent dans leurs lieux familiers, de cette culture que l’on saisit dans les espaces qu’elle régit, de ces personnages qui se font une mission de donner à voir qui ils sont. Le « jeu d’acteur », sous la direction de Mamadou Dia, est maintenu à un strict minimum, comme pour impressionner la pellicule de ce que sont les personnages, davantage que de ce qu’ils font. Le résultat est admirable, absolument convaincant.
On saluera la performance de la distribution dans l’ensemble, avec une mention spéciale pour Aïcha Talla qui interprète Nafi avec une capacité à la nuance proprement ahurissante, autant dans les scènes dialoguées que dans ses silences, ses regards ou ses mouvements. Ce personnage, entouré de celui de sa mère et de son amie (ceci se décline en particulier dans une scène d’une grâce totale, à la délicatesse et à la force immenses, de conversation intime entre les deux jeunes femmes autour de leurs aspirations à l’amour d’une part et à l’assouvissement de leurs ambitions personnelles d’autre part) incarne une femme forte et capable d’affirmation, d’imagination et de courage. En filigrane, à travers ces portraits de femmes fortes, dignes, volontaires, c’est un manifeste féministe à peine voilé qu’on pourrait voire dans « Le père de Nafi ».
Enfin, et c’est peut-être, de toutes les réussites de ce film, la plus magistrale : la mise en image particulièrement exigeante, remarquable, de Mamadou Dia. L’homme est directeur photo, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. La beauté est partout dans ses plans, mais pas seulement : le travail du cadre qui propose des compositions singulières aux perspectives puissantes, le rythme qui ne craint pas de prendre son temps et rend sensible les enjeux de chaque accélération, la force évocatrice du hors champ, les amorces qui appuient la physicalité, la frontalité des rapports dans les champs et contre-champs, les décadrages suggérant sans façon l’intériorité des personnages, les mouvements de caméra discrets et maniés avec une juste parcimonie sans hésiter pour autant à passer à l’épaule pour servir le propos, l’usage singulier de la contre-plongée… et la lumière ! Tantôt crue, blanche, directe, tantôt poétique, se parant de teintes de bleu profond, de rouges, de verts toujours amenées avec subtilité par le choix du décor, évitant l’artifice imposé pour plaquer une émotion mal construite. Des clair-obscurs sublimes, taisant autant qu’ils délivrent la vérité des visages qu’ils enveloppent… Un sans-faute.
« Le père de Nafi » est certes le premier film de Mamadou Dia, mais il faut le dire et le répéter : ce serait une erreur que d’en attendre les maladresses (aussi touchantes fussent-elles parfois) qui caractérisent bien souvent les premières œuvres. C’est avant tout l’éclosion d’un réalisateur dont on a déjà hâte de découvrir l’œuvre à venir.
Chapeau bas !
Sophie Perrin Kamurasi
Fiche du film Le père de Nafi
Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France