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L’Afrique à Cannes
Publié le : jeudi 22 mai 2014
Cannes 2014

Il fait beau sur la Croisette et l’Afrique est bien représentée cette année sur les écrans du Palais. Thierry Frémaux présente le film de Philippe Lacôte, Run, qui « court » pour la Côte d’Ivoire, en expliquant qu’il a maintenant compris qu’il ne fallait pas dire « cinéma africain » mais qu’il y avait, comme le lui a expliqué son ami Abderrahmane Sissako, des films maliens, mauritaniens, ivoiriens, gabonais, camerounais en Afrique, de même qu’en Europe, il y a la France, l’Allemagne et l’Angleterre. On progresse ? On vient de loin ? Il y a encore du chemin... ?

Le Challat de Tunis

La peur résonne dans le film Le challat de Tunis, coup de poing filmique qui nous est balancé par une femme, tunisienne, Kaouther Ben Hania, qui filme avec un humour bien grinçant, un montage à la serpe, un jeu habile et très libre entre la forme documentaire et le suspens bien fictionnel.
Ce film montre, d’une autre façon, comment la présence d’un islam radical en Tunisie est en train de chambouler les moeurs et la vision du corps féminin, pour les hommes aussi bien que pour les femmes. Une jeune journaliste qui n’a pas froid aux yeux décide d’enquêter sur un serial killer qui aura lacéré les fesses d’une dizaine de femmes qui n’avaient pas une tenue « décente » à Tunis, le fameux challat de Tunis. Un personnage encore très présent dans les mémoires. Au cours de cette enquête auprès des hommes et des femmes de Tunisie, pour prendre le pouls de l’inconscient collectif d’un pays, la réalisatrice rencontre un jeune qui a crée un jeu vidéo inspiré de ce fait divers ! Une féministe vient protester. Est-on en plein absurde ? La réalité n’est-elle pas plus absurde encore que la fiction ? Ce jeune qui se prétend être le « challat » et qui est amoureux seulement de sa mère, est-il vraiment ce qu’il dit être ?
Ici, comme dans le film Timbuktu, la place du corps féminin est au coeur des conflits. Et comme le montre Sissako par petites touches (un téléphone portable qui sonne dans le désert, un djihadiste qui vient d’arriver de la banlieue parisienne, le football qui permet au monde entier de parler le même langage...), l’Afrique, - et même le désert, n’est pas coupée du reste du monde et ce qui s’y déroule interagit avec ce que d’autres vivent ailleurs.

Run

Même impression pour Run, le héros de Philippe Lacôte, qui tue un ministre et dont le film retrace le parcours qui l’a mené à ce geste. Une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un fou et ce fou s’appelle Run. Enfant des rues, balloté de la maison d’un faiseur de pluie, toujours excellent Rasmane Ouedraogo, au giron d’une femme de spectacle obèse appelée Gladys La Mangeuse, extraordinaire Reine Saly Coulibaly, qui l’initie à l’amour dans une scène de très grand cinéma, avant d’être repris en main par un opposant politique qui l’adoube, Isaac de Bankolé, il trahit successivement tout le monde, toujours dans sa logique de survie, avant d’intégrer les jeunesses patriotes durant la guerre civile ivoirienne et devenir, de délinquant vaguement politisé, un criminel. Il s’oppose à son chef, à qui il reproche justement de ne pas avoir grandi en France. Le mot d’ordre des jeunes patriotes étant, de manière simplifiée et troublante : la Côte d’Ivoire aux ivoiriens. C’est à travers le regard de Run, qui n’a pas étudié, qui ne comprend rien, ou pas grand-chose à la politique, que cette réalité nous arrive, et oui, cela fait peur.


Bande de filles

L’Afrique, j’en prends le pouls, d’une autre manière, avec l’histoire de Marieme dans Bande de filles, le film de Céline Sciamma, qui décrit l’initiation à la vie d’une fille de quatorze-quinze ans, française de parents maliens, superbe Karidja Touré. La mère est dépassée par un boulot harassant, le père est absent, le grand frère se charge de faire régner, violemment s’il le faut à ses yeux, l’autorité dans la maison. En particulier en matière de vie de femmes. Marieme rejoint une bande de filles, elles se marrent, transgressent - mais sans gravité, s’amusent, dansent sur Rihanna, s’affrontent avec les filles d’autres bandes, draguent... Jamais il n’est question de l’Afrique ou des origines. Pourtant, tous les héros de ce film sont d’origine africaine. La légèreté de ces adolescentes cohabite avec la cruauté d’un destin qui va s’abattre rapidement sur elles. Pas d’études. Pas de perspectives. De mauvaises rencontres. Un frère qui exerce un pouvoir, là encore, arbitraire et qui contraindra la jeune fille à fuir la maison et à perdre ses points d’appuis et ses repères. La réalisatrice française a trouvé de vrais moments de grâce, sa bande de comédiennes est extraordinaire.
Quand les gangs de meufs s’affrontent en battle sur le quai du métro Chatelet ou entre deux tables au KFC, on retrouve quelque chose de l’ambiance dakaroise ! Mais la fascination de la réalisatrice française pour le langage et le style de cette nouvelle génération de filles devient un peu insistante et on a parfois un peu l’impression que les clichés reprennent le dessus dans la deuxième partie d’un récit qui devient plus convenu à mesure qu’il perd en fraîcheur.

Faire l’amour

Dans Faire l’Amour, le nouveau film de Djinn Carrénard, ceux qui ont aimé Donoma retrouveront la grâce et le talent du cinéaste pour filmer l’amour et les sentiments, ceux qui l’ont trouvé bavard, brouillon, agaçant le trouveront d’autant plus. On peut s’arrêter pourtant un moment à ce portrait d’un homme à Paris, très bien interprété par Azu, qui fait un parcours de salopard sous nos yeux et que le film nous permet cependant de comprendre. Il aime une femme, il la trompe avec sa soeur. Il a un ami musicien, un frère, il signe tout seul avec un label. Il flambe l’argent du label et ne fait pas d’album.


Cette descente aux enfers, ce personnage difficile, peu aimable, qui s’enferme dans le déni jusqu’à la surdité, aurait pu coller au cliché très négatif du « Noir paresseux, « womanizer » et menteur »... Il est tout cela, mais le regard sensible de Djinn Carrénard fait qu’il me touche. La manière dont Djinn Carrenard traite la différence de milieu dans le couple (sa femme est une « bourge », la belle-mère frise le racisme à mainte reprises), puis amène les blessures d’une enfance en Haïti fait aussi que je comprends mieux la complexité de ce personnage que j’aurais pu juger rapidement, s’il n’avait pas pris 3 heures pour me décrire ses contradictions. Haïti, dont on retrouve une image, on pourrait dire échouée dans le Tombouctou de Sissako, à travers le très beau personnage incarné par la danseuse et chorégraphe haïtienne Kettly Noël, qui y incarne une réfugiée, une femme devenue un peu folle, un peu sorcière, et qui seule ose défier l’occupant.
À travers elle, c’est comme si le réalisateur mauritanien avait souligné que le monde est là, partout. Dans un village isolé, dans une grande capitale, et même, et surtout, à Cannes, nous sommes reliés, nous ne pouvons pas ne pas être conscients.

Caroline Pochon

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