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Portrait choral d’une ville occupée
Publié le : jeudi 22 mai 2014
Timbuktu, le chagrin des oiseaux. Cannes 2014

Je découvre Timbuktu dans le grand théâtre Lumière à 22h30, après une montée des marches classieuse illuminée par la présence rayonnante de la comédienne Fatoumata Diawara, accompagnant Abderrahmane Sissako, rayonnant également dans son costume noir à noeud papillon.
Le film émerveille la salle qui se laisse captiver très vite par l’intensité et l’élégance des images d’Abderrahmane Sissako, ses silences qui en disent long, ses pointes d’humour qui saillent au milieu de rapports pudiques, elliptiques. Le désert est peut-être l’acteur, ou l’actrice principale de ce film allégorique, réalisé avec la maîtrise de la maturité. Une saveur qui, comme les grands crus, se déguste tout d’abord, mais reste longtemps en bouche, décante et agit en profondeur. Le désert, c’est cette touffe d’arbustes qu’un djihadiste mitraille jusqu’à ce que ces deux collines sèches et silencieuses ressemblent à un corps de femme. Et cette femme n’est pas respectée.

Il m’a semblé que le cinéaste mauritanien n’avait pas souhaité entrer dans les ressorts d’une dramaturgie, mais plutôt faire le portrait choral d’une ville occupée. Dans ce sens, il y a dans ce film pudique du Inglourious Basterds tout autant que du Cissé, si ce rapprochement osé peut faire sens. Comment vit-on l’occupation ? Comment une ville, avec tous ceux qui la peuplent, vit-elle l’intrusion de hors-la-loi qui y instaurent une loi aberrante ? Sissako montre comment la violence et l’arbitraire s’insinuent dans tous les pores de cette ville. Il ne cherche pas l’émotion psychologique, les histoires. Il trame la vie d’une ville. « L’adultère, c’est « haram » » crie un haut-parleur en pleine journée alors qu’un âne très chargé tente de traverser une ruelle. Mais je n’aurai pas droit au récit intime du couple qui finira injustement lapidé. Je découvre l’horreur de cette lapidation comme les voisins la découvrent. Au beau milieu de la rue, sans autre forme de procès, sans sous-titre et dans sa crudité absurde.

J’ai aimé que le film nous montre des djihadistes « tels qu’ils sont » : une sacrée armée de bras cassés et de têtes brûlées armés de kalachnikovs. Abderrahmane Sissako donnait cette explication au journaliste Arnaud Contreras : « J’avais envie de m’intéresser au Nord-Mali. Mais dans une forme documentaire, en essayant de donner la parole aux protagonistes, c’est à dire, les leaders politiques que ce soit Aqmi, Ansar Dine, le Mujao. Je voulais leur demander le pourquoi de leur présence, qu’ils se racontent. Cela n’a pas été possible. J’ai pensé que la fiction pourrait être quelque chose de plus fort, parce que la fiction donne plus de liberté. » Cela donne une scène hilarante d’humour noir où un jeune djihadiste français, d’origine malienne, converti et venu se battre, tourne une scène de propagande sur son passé de rappeur vivant dans le péché... Il n’arrive pas à être convaincant. Son chef, converti pour l’occasion en metteur en scène, lui explique comment il doit raconter sa vie !
C’est aussi, dans cette armée de bras cassés, mus par une foi aveugle et ravageuse, l’histoire de ce Nigérian djihadiste qui a décidé d’épouser une jeune femme du village. Il n’y a pas de discussion possible. Si la mère ne donne pas sa fille immédiatement au djihadiste, il prendra ce qu’il veut par la force. C’est aussi cette scène où le djihadiste algérien se cache pour fumer de son chauffeur – ce dernier lui faisant remarquer qu’il n’a pas besoin de se cacher, tout le monde sait qu’il fume. Le film montre bien aussi que le responsable musulman de la ville, promoteur tolérant d’un islam traditionnel, lutte – en vain – contre l’islam radical de cette poignée d’envahisseurs. L’humour voisine cut, plan sur plan, avec l’horreur. La vie est ordinaire. L’arbitraire s’y propage comme un virus. Les langages se croisent, croisent le fer, font étincelles – parfois, c’est d’un comique absurde. Les conflits traditionnels sahariens, entre gens des troupeaux et gens du fleuve, entre noirs et arabes, entre peuls et bambaras, entre hommes et femmes prennent soudain une dimension tragique, parce que la loi qui s’est imposée les transforme radicalement. Il n’y a plus d’innocence. Plus de chanson possible.

Le cinéaste nous met en garde par sa métaphore politique, en contrepoint de ce que l’on voit dans les actualités. L’enfant orpheline qui s’élance vers nous à la fin du récit, image à forte persistance rétinienne, est l’allégorie la plus forte : elle nous met en garde. Difficile de savourer son champagne après la projection sans penser au monde tel qu’il continue d’aller. Le film nous a montré en contrechamp des images télévisuelles, ce qui se passe sur une partie du continent, et cela fait très peur.

Caroline Pochon

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