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Une critique de "La graine et le mulet"
Publié le : dimanche 30 décembre 2007

C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs couscous. Abdelatif Kechiche en avait enchanté beaucoup avec "L’esquive" (avant et après le césar qui lui a été attribué en 2005), une subtile réflexion sur l’amour en banlieue, adaptation brillante et pertinente du théâtre de Marivaux.





Ici, le cinéaste nous plonge, en empathie totale, dans la communauté maghrébine d’une ville du Sud, avec une écriture cinématographique qui emprunte et sa technique, et son efficacité au réalisme social anglais. Une intrigue forte et classique : on construit une entreprise (ce qui implique action, suspense et des personnages actifs et donc positifs, même si ce sont au départ des laissés pour compte), ce qui permet de porter un regard venu du documentaire sur une société à laquelle l’histoire sert de révélateur. Dans "Raining Stones" de Ken Loach, un père se battait pour acheter une robe blanche pour la communion de sa fille. Dans "My beautiful Laundrette", de Stephen Frears, un homo fauché et un pakistanais ignorant encore son homosexualité montent une laverie. Dans "The Full Monty", des chômeurs montent un spectacle de strip tease. Tous ces films ont passionné un public français très vaste sur des sujets dits sociaux. C’est à dire a priori triste, ennuyeux et culpabilisants. Parce que ces films sont portés par un regard : l’humanisme et l’humour, qu’inspirent les classes populaires à certains cinéastes depuis Pagnol en France, Scola en Italie, et Frears ou Loach en Angleterre.

Kechiche nous parle du drame des Chibanis. "Chibani" veut dire "vieux" en arabe et désigne par extension les maghrébins venus travailler en France dans les années soixante en ne prenant pas leur retraite au "bled", mais en France, souvent dans des conditions très difficiles et précaires. Mais ici, pas de lamentations, pas de pathos et surtout pas de misérabilisme dans le regard du cinéaste. Au lieu de subir son triste sort après une retraite anticipée et sans indemnités ou très peu, un Chibani (le très beau Habib Boufarez, au jeu tout en intériorité) décide de monter un restaurant sur une épave laissée dans le port de Sète. Il s’associe à une fille de 17 ans, Hafsia Herzi, délicieuse lolita entre enfance et découverte de sa féminité, la fille de la femme avec qui il a une relation amoureuse et qui n’est pas la mère de ses enfants. Le film est porté par la très belle relation qui se déroule entre cet homme de bientôt soixante ans et cette jeune fille.

Le film doit sa réussite à un regard proche de celui du documentariste. Derrière l’intrigue qui se déroule, on laisse les gens causer, on aime juste être avec eux. A la manière d’un Cassavetes, mais aussi de tous les cinéastes évoqués plus haut et qui tous ont fait leurs premières armes avec une caméra dans le documentaire, en particulier Ken Loach. Comme lui, Kechiche sait se servir de la lumière naturelle. Il sait aussi filmer en gros plans, avec une caméra à l’épaule, ultra-sensible, un repas qui dure et dure, où les gens mangent vraiment, rient vraiment, disent des futilités, existent dans leur chair. Les comédiens, pour la plupart des non professionnels, jouent si juste que l’on est avec eux, sans aucune distance. Humaniste, c’est peu dire. Kechiche traque les expressions des visages avec une tendresse insistante. Chacun a sa place autour de la table et même le spectateur est invité.

"La graîne et le mulet", c’est aussi une langue chatoyante et colorée, qui renvoie au cinéma de Pagnol. C’est la langue du Sud. Ici, c’est la méditerrannée. Il y a des hommes beaux et taiseux, des mamas généreuses, des jeunes filles rebelles et passionnées, des familles nombreuses où les femmes mènent le jeu.

Contrairement aux films de Guédiguian, il n’y a pas de message, pas de sous-titre, pas de jugement, pas d’explication, même pas un reste d’idéologie. On est dans l’énergie humaine pure. Car quelle est la morale du film, dans cette ville où il fait toujours beau, où la lumière est toujours belle et où, même quand on se dispute beaucoup, on finit aussi par s’embrasse beaucoup. Autrement dit, quelle est la part du pittoresque dans l’effet d’empathie que parvient à provoquer le film ? Quel regard porte Kechiche, un cinéaste venu du Maghreb, sur la communauté qu’il parvient si bien à décrire. D’abord, il aime tous ses personnages. Et à mesure que l’intrigue, simple et classique, oblige le Chibani et la jeune fille à se confronter aux institutions françaises (la banque pour le prêt, la mairie pour les autorisations etc), la question du regard de l’autre se pose. On ne croit pas en eux. Et les autres Chibanis sont les premiers à douter. La réflexion sur le regard atteint son point culminant quand, ayant réussi à faire venir toute une clientèle bien française dans son restaurant, en attendant que la graine de couscous disparue (point culminant de l’intrigue) n’arrive, la jeune fille a l’idée géniale de faire une danse du ventre pour faire patienter les clients. Et là, Kechiche a l’intelligence de filmer le regard, de mettre le spectateur lui-même face à sa posture de voyeur, d’amateur de pittoresque. Les arabes, ce sont le couscous et la danse du ventre. Kechiche nous sert avec pas mal de finesse le plat que nous souhaitions manger ! Mais au delà du bon moment passé, l’auteur de "La faute à Voltaire" (son premier film) a sans doute fait beaucoup pour inscrire son cinéma, un film sur la communauté maghrébine en France réalisé par un cinéaste français d’origine maghrébine, dans une tradition de cinéma social où il retrouve Pagnol, rejoint Loach et d’autres grands cinéastes du monde.

Caroline Pochon
Clap Noir

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