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Lotfi Abdeli : il ne fallait pas que le film devienne un bâton pour battre l’Islam
Publié le : dimanche 16 décembre 2007
Fespaco 2007



Lotfi Abdeli





Clap Noir : Qu’est-ce qui vous a motivé dans votre choix de jouer le rôle de Bahta dans le film de Nouri Bouzid, Making off ?

Le nom du réalisateur est déjà une raison suffisante, c’est un grand réalisateur très connu chez nous et dans le monde arabe, et c’est toujours un honneur de travailler avec lui. J’avais déjà travaillé avec lui sur son avant dernier film, « poupée d’argile », je jouais le rôle du méchant, et là je savais qu’il avait écrit pour moi le rôle de Bahta. Ce qui m’a touché c’est la manière dont il a écrit le rôle, j’ai immédiatement trouvé que c’était un grand rôle et j’ai même eu peur de ne pas être à la hauteur de ce rôle.
Bien sûr c’est aussi le sujet du film, le risque de dérive intégriste, qui est un sujet brûlant, un sujet urgent. Je voulais être dedans, je me suis dit que c’était une excellente occasion de parler de ça et de faire un film important sur un sujet qui reste encore trop tabou chez nous. Ça n’avait encore jamais été abordé en fiction, ni d’une manière qui aborde plutôt l’aspect social du problème.

A la lecture, en quoi as-tu senti qu’il s’agissait d’un grand rôle ?
Qu’est-ce qui t’as particulièrement séduit dans l’écriture ?

Je sentais énormément de tension, je sentais que la problématique était bien posée, que l’écriture était fine. Le scénario était maîtrisé et il ne bluffait pas, tout y était très réel. J’y ai reconnu des choses qui se passent vraiment, et j’ai senti que j’étais interpellé par le scénario.

C’est un scénario qui répond à une structure très particulière, est-ce que les séquences de making of, justement, étaient déjà présentes dans le scénario ? Quelle a été la part d’improvisation ?

Même le scénario a évolué pendant le tournage. On a démarré d’un très bon scénario, mais toujours avec en tête l’idée qu’on pouvait de toute façon le pousser encore plus loin. Le meilleur scénario peut toujours être amélioré par les acteurs, la façon dont on travaille, le réalisateur. Mais les parenthèses, le making of, cette mise en abîme étaient prévus mais tout cela n’était pas écrit. On a improvisé. C’est comme si on avait eu un rendez-vous par rapport à des problèmes qu’on avait, et on a choisi de le résoudre devant les caméras et que le monde en soit témoin.

Comment avez-vous travaillé les raccords avec la fiction ?

Ah ! ça c’est le travail de Nouri Bouzid… Il connaissait très bien son idée, il savait ce qu’il voulait en faire. Il a pris un risque de faire figurer ça dans le film mais il avait envie de s’exprimer aussi, de laisser apparaître son point de vue. Il était sincère en le faisant, ce n’est pas facile car un point de vue ne correspond pas toujours à l’attente des gens, mais on voulait vraiment être justes dans les points de vue qu’on exprimait. Lui voulait faire entendre sa voix, moi aussi. Moi par exemple, je n’ai pas cherché à dire de belles choses ; j’ai voulu dire ce que je sentais et quels étaient mes problèmes par rapport à ça. Je trouve que c’est intéressant parce qu’on a ouvert le débat avec ça. En plus de simplement voir un film, cela permet a chacun et surtout chez nous de réfléchir de manière plus directe aux question que cela pose, de réfléchir avec nous. On a parfois besoins de choses plus directes, de choses frontales, surtout sur un sujet délicat comme celui-ci.

Comment ces séquences de making of ont-elle été tournées concrètement ?

Il y avait une caméra vidéo qui tournait pendant tout le film, c’était son travail de faire en vrai le making of. Je savais un peu à l’avance les moments où je risquais vraiment d’exploser, c’est des moments très précis : quand on parle du corps, quand on parle de terrorisme et quand on parle d’intégrisme. Il fallait pas confondre intégrisme et Islam, ça me faisait peur. C’était le plus important dans ce film, il ne fallait pas que le film devienne un bâton pour battre l’Islam, mais bien une attaque contre l’intégrisme et tous ces trucs fascistes.

Nouri Bouzid et toi-même, êtes-vous musulmans ? Aviez-vous vraiment le désir de présenter comme minoritaires certaines dérives autour de la religion ?

Moi je suis musulman. Je ne sais pas vraiment pour Nouri, mais je crois qu’il lest aussi. Il est laïque en tous cas, tu sais nous venons d’un pays laïque. La Tunisie est un pays musulman de par son peuple, mais la religion n’intervient pas dans la vie politique chez nous, ce qui n’est pas toujours clair dans la tête de certaines personnes. Le rôle des artistes et du cinéma, parfois, c’est d’intervenir, de proposer une réflexion sur ce qui peut se passer si on ne fait pas attention. C’était aussi le rôle qu’on se donnait par rapport à notre société de dire « Si on laisse des jeunes partir en vrille, on finit par les perdre vraiment. Parfois c’est une perte très douloureuse, très dangereuse ».

Tu t’impliques énormément dans le film, tu fais une incroyable performance d’acteur en suivant la transformation radicale de ton personnage au cours du récit. Est-ce qu’on sort indemne d’un film comme celui-là ?

J’ai l’habitude de tourner, heureusement ! J’ai l’habitude de m’investir. C’est sûr que tu laisses des choses dans ce film, tu portes certaines douleurs et certains maux des personnages, mais c’est à moi de faire un petit travail. On est acteurs aussi, n’est-ce pas ? Il ne faut pas qu’on confonde la fiction avec la réalité, surtout pas nous. Cela dit c’est vrai que l’implication sur ce film particulier a été très forte parce que je me retrouve beaucoup dedans. Je suis musulman, ce sont mes symboles, c’est ma réalité, et c’est une menace – l’intégrisme – qui concerne tout le monde. Toute la planète est concernée. Ce sujet là, on ne peut pas le voir comme ça en se disant « Moi, ça ne m’intéresse pas ! ». On ne parle pas d’un vulgaire fait divers, on parle d’une rélité qui impose la terreur au monde entier, quand même ! On avait besoin de prendre le débat à notre compte. Tu sais c’est rare d’entendre le point de vue des arabes et des musulmans sur ces questions. On n’entend toujours que le point de vue des européens, c’est leurs émissions, c’est leurs films qui traitent de ça et ils n’ont pas tout le temps un regard juste. Nous on voulait imposer notre manière de parler de ça, notre lecture, car on a plein de choses à dire sur ces questions qui nous concernent en premier lieu.

Le film est-il déjà sorti en Tunisie ? Comment a-t-il été reçu ?

Le film est déjà sorti en Tunisie, il est toujours en salle pour l’instant. C’est une bombe ce film en Tunisie. Les gens se l’arrachent comme ils ne se sont jamais arraché un autre film. Les salles sont toujours pleines, on estime le nombre de copies pirates à 3 millions, c’est un record absolu. On a d’abord eu très peur quand on a vu l’ampleur du piratage, mais en même temps cela n’a pas nui au film quant à la fréquentation en salles. C’est vraiment un énorme succès, et dans chaque quartier il y a un mec qui s’appelle Bahta, maintenant, tellement les jeunes aiment le film !

Vous faites le portrait de Bahta comme un jeune homme moderne, instruit, urbain, sociable, ouvert d’esprit. On est très loin des clichés habituels de misère, d’illettrisme qui sont censée seuls expliquer la possibilité de basculer dans le terrorisme. Pourquoi ce choix d’un personnage tel que Bahta et d’un regard moderne sur une Tunisie aux accents de graffitis et de hip hop ?

Ce choix nous a paru naturel car en fait c’est comme ça qu’on vit chez nous. On ne se ballade plus en chameau depuis longtemps, on n’attache pas les femmes au cou… C’est beau chez nous, c’est un pays libre, on s’aime, on a l’envie d’être bien, de s’amuser, de bien s’habiller, de frimer des fois ! Les jeunes chez nous s’amusent beaucoup. C’est sûr qu’il y a toujours un petit rêve d’Europe pour tous les jeunes pour qui ça ne marche pas, c’est normal, c’est un petit mythe qui persiste toujours, comme le rêve américain.
Evidemment la misère existe, elle est toujours là. Mais la misère est partout, dans le monde entier. Là où il y a une société moderne il y a de la misère. Maintenant la question c’est : comment dépasser cette misère ? Nous, on voulait parler d’une manière moderne, on est un pays moderne et on s’exprime en tant que tel. On n’est pas là pour vendre une carte postale que les festivals et les européens – excusez-moi – attendent toujours de nous aujourd’hui, et financent. Ils adorent financer des projets qui nous montrent tours comme en 1840, avec nos djellabahs et tout ça… C’est fini tout ça, aujourd’hui un tunisien parle 4 ou 5 langues, il voit toutes les chaînes du monde, c’est quelqu’un qui a une conscience de son corps… On a une ouverture sur le monde qui, selon moi, devient peut-être en fait de plus en plus rares chez les autres !
C’est pour ça qu’il faut qu’on puisse délivrer notre regard sur tout ça, c’est important. Il y a des choses que nous seuls pouvons expliquer. Chez nous il y un proverbe qui dit « on ne connaît la sensation du feu que lorsqu’on l’a tenu dans sa main ». On peut raconter tout ce qu’on veut, être une grand poète ou écrivain, si tu ne connais pas ce dont tu parles tu ne peux pas le raconter, voilà !

Qu’est ce qui t’a poussé à devenir comédien ? Comment se sont passé tes premiers pas dans la comédie ?

Moi, je n’ai jamais voulu être comédien, j’étais danseur professionnel. Pas danseur de Hip Hop, j’étais danseur classique et contemporain. J’ai roulé ma bosse comme danseur contemporain, j’ai fait le tour du monde, j’étais très bien, je n’étais pas frustré du tout en tant qu’artiste. Avec le temps ma danse a commencé à évoluer un peu vers la danse-théâtre, et ce sont des amis artistes de théâtre qui m’ont proposé une pièce. Je l’ai faite, et du coup après ça on n’arrêtait pas de me proposer des rôles dans des sitcoms, des premiers rôles dans des films, et j’ai commencé comme ça une bonne carrière d’acteur qui a été très bien récompensée en Tunisie.
La danse est toujours là mais aujourd’hui je consacre plus de temps au cinéma, il faut dire aussi que je commence à vieillir par rapport à la danse. Je continue à faire de petites choses avec lesquelles je continue de m’amuser, et j’utilise énormément la danse dans mon travail de comédien, directement ou indirectement. Mon corps se trouve beaucoup plus libre que beaucoup d’autres acteurs. J’ai cette sensibilité particulière, moi je me considère un acteur « à deux moteurs » : j’ai la danse d’un côté, et le jeu classique de l’autre. Ce mélange me donne plus de liberté dans mon jeu.

Propos recueillis par Sophie Perrin.

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