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Danser pour accomplir son destin au-delà des frontières
Publié le : vendredi 9 mai 2014
Morbayassa de Cheick Fantamady Camara

Entretien avec Cheick Fantamady Camara

Perpétuer l’esprit mandingue

Quel est le sens du titre, Morbayassa ?
C’est le nom d’une danse rituelle au Mandingue. Elle est dansée quand les serments qu’on a prêtés auprès des ancêtres sont exaucés. On vient danser pour remercier les esprits. La danse est faite essentiellement par les femmes. Le plus souvent, elles font ce serment quand elles n’ont pas d’enfants, quand elles veulent avoir des filles ou des garçons. C’est la tradition du Morbayassa. Selon un auteur malien, il y a une signification plus profonde. Marbayassa, c’est le nom du couple : Morba, l’homme, Yassa, la femme. C‘est l’histoire d’un couple qui est rentré dans la légende. Aujourd’hui ce couple est comme une divinité à qui on vient demander d’exaucer des souhaits.

Pourquoi mettre le film sous cet esprit mandingue ?
L’histoire du film va dans le sens de cet esprit. Si une femme sort de prison (quelque soit la prison), réussit son objectif, elle danse Morbayassa pour les ancêtres. C’est ce que le film raconte. C’est comme si on remerciait Jésus ou Mohamed pour avoir exaucé un vœu. C’est l’histoire d’une jeune femme qui est sous l’emprise de mafieux. Dans la première partie, on raconte comment sortir de cet univers mafieux, dans la deuxième partie, comment entreprendre une démarche pour retourner vers son passé. Ce passé, c’est l’abandon de sa fille qu’elle a laissée à sa naissance. Dans ses démarches, ses recherches, elle comprend que sa fille a été adoptée par un couple français. Donc son objectif est de revenir vers son passé pour retrouver sa fille.

Mais pourquoi cela n’est pas dit dans la première moitié du film ?
Parce que c’est difficile, et même impossible pour une femme de dire : « J’ai eu un enfant et je l’ai abandonné à la naissance ». C’est un secret qui va motiver son combat. Son combat, c’est sortir de cette prison qui est l’emprise du mafieux, du proxénète, et poursuivre son objectif : partir à la recherche de sa fille.

Cheick Fantamady Camara © CN

S’affranchir du monde de la nuit

Dans la première partie, vous faites le portrait de Bella qui essaie de se survivre dans l’univers de la prostitution. Pourquoi avoir cadré avec insistance les trafics, la drogue, la violence autour d’elle ?
Dès le début d’une histoire, il faut savoir de quoi on parle pour que la suite soit facilement compréhensible. Ce qu’elle vit en Afrique se vit aussi à l’autre bout du monde. Quand on est dans un milieu mafieux, on est dedans. C’est pareil partout. Ce sont juste les décors et les personnages qui peuvent changer mais le système est pareil partout. Donc on voit son milieu, les prostituées, son proxénète, mais aussi son combat et ses rêves. A un certain moment, elle se rend compte que personne ne va la sauver et qu’il faut qu’elle prenne une décision.

Quel est l’évènement qui fait basculer la situation ?
Pour moi, c’est quand elle rencontre une vieille dame qui lui dit : « Ne change pas. Reprend ton propre nom et abandonne ton nom de cabaret. Tu vas voir ce que ça va changer dans ta vie. » Cette phrase fait son chemin et à un moment, elle se dit que cela signifie : « Prends ton destin en main ». Alors elle affronte le bourreau…

Est-ce que ce choix aurait été possible si elle n’était pas appuyée par un homme qui travaille aux Nations Unies et qui est amoureux d’elle ?
Elle rencontre quelqu’un qui lui ressemble. Il est de Guinée Conakry, comme elle. C’est un homme qui a rêvé des Nations Unies et qui a déchanté. Il le dit. Il se retrouve pratiquement au même niveau qu’elle. Ensemble, ils construisent quelque chose. A un moment, elle lui demande : « Est-ce que les Nations Unies peuvent sauver des gens comme moi ? » Il répond : « J’avais rêvé à ça mais aujourd’hui je me pose la question. »

Tourner sur deux continents

Où se passe la première partie du film ?
Ça se passe à Dakar, au Sénégal. Pour des raisons, techniques, il y a même des parties guinéennes qui ont été tournées en intérieur à Dakar. Peu de choses ont été tournées à Conakry, à l’exception de la cascade du « voile de la mariée » qui est un lieu magique à l’intérieur de la Guinée et quelques vues d’extérieur.

Qu’est-ce qui a motivé le choix de Dakar ?
Il me fallait une capitale africaine et j’ai plus de facilités, plus d’amis prêts pour tourner à Dakar. Ce sont des questions professionnelles, humaines et économiques qui m’ont incité à y aller.

Avez vous cherché à travailler la deuxième partie à Paris, en France, dans un style différent ?
Le chemin de l’histoire conduit le personnage en France. Ce n’est pas le style qui change mais l’univers dans lequel évolue le personnage : elle quitte l’Afrique, le milieu noctambule, les réseaux mafieux mais arriver en France, à Paris, seule, pour affronter l’instant des retrouvailles avec sa fille abandonnée. Elle sait que cela sera douloureux pour elle, pour sa fille. Alors, Koumba puise ses forces en elle-même, le film devient plus intimiste.

En France, le récit devient centré sur le rapport avec sa fille…
Le personnage de Bella qui devient Koumba, pour moi, cela fait deux femmes en une. Il y a la prostituée qui galère puis la femme qui prend conscience de son passé et va le revisiter pour construire son avenir, en recherchant sa fille qu’elle a abandonnée. Effectivement, elle change de visage de l’Afrique à la France.

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Morbayassa © DR
Fatoumata Diawara

Diriger une actrice en tête d’affiche

Comment avez-vous travaillé le changement d’apparence de Bella ?
Fatoumata Diawara est une actrice de très grande qualité. Elle savait qu’en elle, elle devait représenter deux facettes d’une même femme. On a une forte connivence tous les deux, on se parle beaucoup. Elle me pose beaucoup de questions, je lui dit beaucoup de choses et à un certain moment, c’est elle qui crée. Elle vit le personnage intensément, et son interprétation va au-delà du scénario.

Comment l’avez vous choisie ?
Je la connais depuis longtemps, quand j’étais sur le tournage de La Genèse de Cheick Oumar Sissoko. J’étais allé lui prêter main forte pour les dernières semaines de tournage et c’est là que j’ai vu Fatoumata. Elle était très jeune à l’époque, et j’ai senti que c’était quelqu’un qui pouvait s’exprimer à fond. Je ne me suis pas trompé.

Le fait qu’elle fasse de la musique et chante, vous a-t-il aidé pour le personnage qui joue de la guitare et se produit dans le cabaret ?
Bien évidemment. Fatoumata Diawara est une artiste, elle compose elle-même certaines musiques du film, elle incarne parfaitement le rôle dans toutes ses dimensions : musicienne, femme, amante et mère.

Orchestrer une équipe cosmopolite

Comment avez-vous réuni les comédiens principaux ?
J’ai reconduit l’équipe de mon précédent long-métrage, Il va pleuvoir sur Conakry. Il y a Alex Ogou, Tella Kpomahou, Fatoumata Diawara. Pour les autres, on a fait un casting à Dakar notamment pour le comédien qui fait le proxénète Sylvain Cherokee. Celle qui joue la fille à ses côtés, Rouguiatou Camara est une Guinéenne, comédienne de théâtre, que je connaissais. Celui qui est le bras droit masculin du proxénète Jeannot Cooker, je le connais depuis Il va pleuvoir sur Conakry où il jouait le frère du héros. Donc je connaissais tous ces comédiens excellents. Il faut juste parler avec eux pour qu’ils donnent ce dont on a envie.

Comment le chef opérateur Rémi Mazet s’est-il retrouvé à faire le cadre dans les deux parties ?
C’est un collègue réalisateur Mama Keïta qui m’a parlé de Rémi. Pour moi, c’est le plus africain des Français ! En tout pour le cinéma. C’est l’homme du terrain. Il comprend la situation et il sait composer avec, sans perdre le cap à tenir. Il donne le meilleur de lui-même. Rémi Mazet est très professionnel et il m’a épaté. Et puis c’est quelqu’un de très créatif. Au delà de mes découpages, il me donne des choses que je n’ai jamais rêvé et qui sont excellentes.

D’où vient l’équipe technique ?
La majorité de l’équipe vient d’Afrique. On se connaît, on sait qu’il faut aller jusqu’au bout du film. Il y avait des Français, des Maliens, Sénégalais, Guinéens. Ca s’est très bien passé malgré le peu d’argent qu’on avait.

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Morbayassa © Idriss
Fatoumata Diawara et Claire Simba

Valoriser la relation mère – fille

Qu’est ce qui peut séduire les spectateurs dans Morbayassa ?
C’est l’universalité du film. L’adoption est un sujet universel, la souffrance des mères aussi : souffrance et douleur de celle qui a abandonné son enfant, souffrance et douleur de celle qui croit qu’elle va perdre l’enfant adopté…

Pour vous, le centre du film, c’est cette mère qui cherche à retrouver son enfant ?
Oui et le deuxième problème traité, c’est cette mère française qui a adopté son enfant, qui se voit confronté à une autre mère. Donc il y a deux problèmes qui se posent… Mais la mère qui vient chercher son enfant n’est pas venue pour la prendre. Elle est venue pour lui donner un repère, lui dire : « Je suis ta mère, voilà mon histoire qui est ton histoire à toi aussi. » Au moins cette fille a un repère, elle sait d’où elle vient. Maintenant c’est à elle de décider ce qu’elle va faire de sa vie. Elle a 17 ans, elle est en crise d’adolescence et manque de repères. On lui donne son identité en lui révélant d’où elle vient, qui est sa mère, comment ça s’est passé pour qu’elle se retrouve là. Sa mère vient lui donner quelque chose qui lui manquait, à elle et à elle-même.

N’est-ce pas un choc pour une adolescente élevée en France, de découvrir sa vraie mère africaine, à 17ans ?
Bien sûr c’est un choc. On voit que cette fille est perturbée mais en même temps, elle en avait besoin. Il y a une scène très forte qui se passe entre elle et son père adoptif, quand ils se rendent compte que quelqu’un est rentré dans leur vie, cette mère qu’ils ne souhaitaient pas. Chacun refait son histoire et la mère française a compris qu’il y avait quelqu’un d’important qui était là. A ce moment, une phrase très forte sort de la bouche du père : « L’Afrique est une chose, les Africains en sont une autre. »

C’est une phrase qui résonne…
Oui et ça évoque vraiment la situation entre l’Afrique et l’Occident ! L’Afrique possède des richesses matérielles dont les pays occidentaux se servent sans vergogne… Les africains sont très lucides sur le rôle qu’on leur donne…

Approcher l’intimité des êtres

En filmant au Sénégal ou en France, vous privilégiez les gros plans, il y a peu d’extérieurs. Pourquoi se concentrer ainsi sur les personnages ?
On a envie d’être avec les personnages. On partage leur vie, leurs sentiments. Dans certains cas, on s’identifie à eux, on se met à leur place.

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Morbayassa © DR
Teddy Atlani et Claire Simba

Ce serait donc plus un film psychologique que sociologique ?
C’est peut être un peu le mélange des deux. Il y a quand même des extérieurs… Et même ce proxénète en Afrique, à un moment, il réfléchit, il est dans un temps de déséquilibre. Il ne sait plus où il en est. Quand on dirige une entreprise (qu’elle soit légale ou non), à un moment, on se pose la question : « Est-ce que je contrôle ce qui se passe ou pas ? » Voilà, on est à l’intérieur des gens, même ignobles...

C’est pour ça que vous cadrez de près les visages des gens ?
Oui quand on veut être à l’intérieur, montrer que quelqu’un réfléchit, il faut être près de la personne. On ne peut pas savoir ce que l’autre pense de très loin.

Les couleurs rouges qui accompagnent les scènes de fêtes en Afrique et en France, ont elles une symbolique particulière ?
En Afrique, les couleurs sont toujours dans le soleil, le rouge, dans l’ambiance, la vie. En France, les couleurs rouges indiquent l’Afrique qui est en France. Les couleurs sont moins brillantes parce que c’est l’hiver. La femme arrive en rouge dans un pays où tout le monde a froid, tout le monde est crispé. Koumba vient avec sa lumière à elle, avec sa décision d’aller jusqu’au bout de sa conviction.

Evoquer la musique des esprits

Les cauris que consulte Koumba prédisent-ils ce qui va se passer ?
Oui en Afrique on y croit, ça prédit vraiment… Bien sûr, il y beaucoup de choses qui se passent en Afrique avec le maraboutage, il y a de vrais charlatans maintenant qui font n’importe quoi. Mais dans nos traditions, les cauris prédisent… Les cauris de Koumba en France, sont ses seuls compagnons. Elle est isolée, elle n’a personne. Elle ne parle qu’avec les cauris et ses ancêtres. C’est comme un esprit qui la guide pour mener sa démarche jusqu’à sa fille.

L’évolution de Koumba est-elle liée avec la musique du film qui semble passer d’un rythme très moderne jusqu’aux dernières scènes où on retrouve des sonorités traditionnelles ?
Il y a une chose très belle qu’a dite Sory Kandia Kouyaté, le chansonnier guinéen qui a émerveillé le monde au temps de Sékou Touré : « Que tu ailles jusqu’au bout du monde, tu reviendras toujours un jour à la source ». Toutes les musiques passent dans le film et ça finit par la musique originelle. Et surtout c’est la musique du serment : « J’ai fait tout ce que j’ai fait, mon souhait est exaucé, maintenant je viens danser cette danse ». Et on la danse avec la musique traditionnelle.

Peut-on dire que cet itinéraire de femme est un accomplissement ?
J’aime beaucoup le parcours de ce personnage parce que c’est un combat.

Propos recueillis par Michel Amarger
Journaliste critique cinéma – avril 2014

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