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Un magnifique film anthropologique
Publié le : mardi 12 septembre 2017
Makala de Emmanuel Gras

Synopsis
Au Congo, un jeune villageois espère offrir un avenir meilleur à sa famille.
Il a comme ressources ses bras, la brousse environnante et une volonté tenace. Parti sur des routes dangereuses et épuisantes pour vendre le fruit de son travail, il découvrira la valeur de son effort et le prix de ses rêves.

Critique

Congo. Un village en périphérie de Kolwezi. Petit matin.
La journée de Kabwita démarre. Embarqués par la caméra d’Emmanuel Gras, nous lui emboîtons littéralement le pas. Un plan long, accroché à la nuque du jeune homme donne le ton. Pas d’artifice, pas de distraction. Il s’agit d’aller droit à l’essentiel, droit au personnage, à son quotidien de dur labeur dans un environnement qui ne donne rien sans peine. « Makala » signifie charbon et c’est de cet or noir à bon marché que notre protagoniste tire sa subsistance. Ce matin, avant même le lever du jour, le voilà en route. Ses pas déterminés nous guident à travers les herbes hautes et sèches.
Il sait déjà quel sera son arbre.

Au prix de longs efforts Kabwita armé d’une hache de fortune s’attaque à un tronc gigantesque. Sa silhouette mince jette toutes ses forces dans cette tâche herculéenne. La lutte semble bien inégale malgré la passivité de l’adversaire. La caméra saisit tout des gestes et du corps qui les exécute, capture les coups de lame qui pleuvent machinalement, témoigne de l’habitude, décompose le mouvement saccadé des bras et des épaules qui ébranle le corps tout entier, observe le tronc qui résiste mais se délite peu à peu en copeaux grossiers. Sans un mot sont restitués dans cet assaut sans relâche l’expérience, la fatigue et quelque chose d’un instinct de prédation : il faut détruire pour vivre, en témoignent les clairières calcinées que traverse le trajet en brousse où les nuits déchirées par des foyers hors de contrôle. Des coups de hache qui s’enchaînent émane une détermination inébranlable, à l’épreuve du temps, long, dont la réalisation ne nous épargne rien pour mieux nous forcer à prendre la mesure de l’effort – et ce ne sera qu’un début. Enfin, un craquement annonce la capitulation de l’arbre et la victoire de l’homme. Un plan long embrasse les courbes des branches gisant à terre et capture lentement les aspérités de leur écorce, comme pour graver dans les mémoires l’identité du vieillard bienfaiteur dont la mort fera vivre Kabwita et sa famille pour quelques semaines sans doute.

Makala est un film économe de paroles. Les conversations de Kabwita vont à l’essentiel, tout comme ses désirs dans un monde où les conditions de la simple survie ne sont jamais garanties. Construire un abri décent pour sa famille, soigner son enfant malade ou payer la scolarité de son aînée de 6 ans qui grandit loin de lui pour aller à l’école. Il n’y a pas de place pour le superflu dans son existence et chaque marchandage – ils vont bon train – confine à la question de vie ou de mort. C’est que chacun répond à sa propre urgence.
Plutôt que de les commenter, le film donne à sentir les dangers nombreux qui guettent. Il travaille le corps de plus en plus exsangue de Kabwita qui à longueur de routes lutte contre une géographie hostile, la cupidité qui pointe, la faim qui tenaille, l’usure qui s’installe, la solitude qui vulnérabilise, le sommeil qui alourdit tout.
Emmanuel Gras nous fait partager une urgence vitale quant à la réussite de Kabwita. Sans qu’il soit besoin de lui ajouter d’intrigue superflue, l’auteur construit un récit ethnographique dans lequel le suspense est dans chaque plan. La vie de Kabwita et de sa famille dépend tout entière d’un cycle qui semble devoir se reproduire à l’infini, au rythme des départs du jeune homme pour un périple à la fois si court (une cinquantaine de kilomètres) et si interminable. A chaque fois, c’est une épopée à deux roues vers la ville et ses faubourgs où il faudra encore se battre pour tirer de sa peine un revenu vaguement décent.

Il y a beaucoup de sincérité dans le regard d’Emmanuel Gras, dans sa façon de capturer ce qu’il voit et de le restituer. Si les plans sont de toute beauté – le réalisateur est Directeur de la Photographie de formation –, pas d’esthétisation gratuite. C’est une beauté brute, qui brille dans la justesse et l’empathie avec laquelle elle dépeint son sujet – et non pour elle-même. Le choix des cadres, de la durée des plans, les contrastes, l’utilisation du hors-champ, le jeu assumé avec l’obscurité, le travail du son concourent à révéler, au sens photographique du terme, une réalité qui se fait de plus en plus sensible. L’expérience du personnage préside toujours aux choix esthétiques : le soleil, la poussière, le poids incommensurable du charbon, l’état chaotique des routes, le manque de sommeil, la vulnérabilité du corps au passage dangereux de camions immenses sont la matière visuelle du récit. Le film se construit du point de vue d’un compagnon de route qui a choisi de suivre à pied Kabwita et de vivre son périple pour nous le faire vivre à notre tour.

On est ému par la vérité d’un homme qui dévoile son quotidien sans fard, rappelant malgré lui à nos esprits habitués au confort que c’est dans l’adversité que se mesure la valeur des êtres. On est saisi par l’acuité de regard d’un cinéaste qui s’affranchit de la frontière entre documentaire et fiction pour produire un magnifique film anthropologique. On est enfin heureux de voir s’introduire – presque par effraction – un peu d’une Afrique qui sonne juste sur les radars cinématographiques si prompts à l’ignorer voire à la travestir au profit d’un exotisme douteux, un peu de réalité éprouvante et incertaine et de la nécessaire combattivité qui y constitue le quotidien d’une majorité passée sous silence.

Certains environnements exigent la force d’un super héros pour assurer sa survie d’homme, Makala en est une illustration. Ce qui frappe plus que tout, c’est la dignité, la force combattante de Kabwita. Parce que les épreuves qui émaillent sa route sont aux antipodes du spectaculaire : une mauvaise côte qui fait planer l’ombre de Sisyphe, des pneus qui menacent d’exploser sous le poids des sacs surchargés… le film nous fait faire l’expérience du dénuement et de l’état de risque permanent qu’il induit. Par le rythme qu’il impose, il nous immerge aussi de force, pas à pas, dans la temporalité poussiéreuse d’un périple interminable d’une cinquantaine de kilomètres seulement où tout peut, à tout moment, faire sonner le glas de l’aventure mais où le découragement n’est pas une option.

Le parcours de Kabwita s’achève dans un moment arraché au temps, en une cour des miracles où viennent s’échouer des anonymes comme Kabwita, autant de destins et d’espoirs qui cheminent dans le maelström d’une société urbanisée à la hussarde aux dépens des traditions, où l’emprise de l’extrême précarité le dispute à l’avènement de l’argent roi. Autant de films et de personnages possibles, dont soudain les existences se manifestent à nous, dont à coup sûr les histoires ne seraient en rien moins poignantes que celle qui nous est ici contée. Avant de prétendre au repos du guerrier, Kabwita fait un dernier détour, ou plutôt une halte. Il cherche un signe, la confirmation de faire route sur le bon chemin – même s’il semble qu’il n’y en ait aucun autre possible. Alors il sera temps d’affronter un nouveau matin comme on ouvre un nouveau cycle.

Sophie Kamurasi

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