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Même pas peur
Publié le : mercredi 11 juillet 2018
Rafiki de Wanuri Kahiu

Sortie française le 26 septembre 2018

CRITIQUE

Dès les plans d’ouverture de RAFIKI, Wanuri Kahiu donne le ton. L’Afrique dont il est question ici est résolument inscrite dans le présent. Dans le mouvement aussi, et si l’on est immédiatement campé sur le skate de Neka pour une immersion dans les rues de Nairobi 2018 ce n’est pas un hasard. Qu’on se le dise, on n’est pas ici dans ce continent figé qu’on aime à nous dépeindre. Mais ici comme ailleurs, quand le mouvement se fait trop rapide, les forces conservatrices veillent. A la manière de ces hélicoptères qui tournent encore et toujours, seules ombres dans un ciel presque toujours baigné de douce lumière, qui font sentir insidieusement leur contrôle et toute la force de coercition qu’il suggère.

Très vite aussi on comprend autre chose dans le cinéma de Kahiu. Le joli travail graphique de son générique d’ouverture ne laisse d’ailleurs pas l’ombre d’un doute, elle a le goût du beau et le sens du détail. On est dans le vrai, pas nécessairement dans le brut. Une forme de douceur à l’œil, très sensible dans le beau travail de l’image malgré une esthétique en couleurs très vives et contrastes marqués, accompagne la finesse du scénario. Il n’est nul besoin d’être vindicatif pour être engagé et comme d’autres avant elle Kahiu prend le chemin de la tendresse, faisant ainsi exister ce à quoi elle en appelle. Il n’est pas tant question de jeter l’opprobre à ceux qui infligent une humiliation sadique aux protagonistes que de donner à sentir la force, la pureté, la beauté d’un amour que rien ne sait faire taire. L’espoir aussi que celui-ci l’emporte.

Ce Nairobi 2018 s’il se veut réaliste est aussi une image, une représentation presque métaphorique de toute société en mutation. Les lieux et les enjeux qui la structurent sont universels. Les habitations espace de l’institution familiale et ses codes – elle-même questionnée de l’intérieur par la dramaturgie du film, le café lieu de sociabilité où naissent et circulent les commérages et leurs conséquences parfois irréversibles, les boutiques où se négocient (ou pas) les petites misères du quotidien, le lieu de culte où se mettent en scène des sermons terrifiants, la police qui choisit son camp...
Dans cet univers vibrant, coloré, Neka évolue comme un poisson dans l’eau, à l’allure de son skate-board et de ses pauses soda avec les copains. La grâce de sa fine silhouette et l’assurance de sa démarche androgyne dans ses tenues de garçon manqué attirent l’attention. Elle est pourtant d’un tempérament discret. Mais elle a cette présence qui ne lui impose de rien faire, de ne rien dire pour être là. Un sourire qui semble chaque fois lui échapper comme si elle craignait de révéler toute sa beauté. Loin, très loin de l’extravagance de Ziki, poupée manga made in Nairobi dont les cheveux sont comme un clin d’œil au drapeau de la communauté LGBT et qui s’exhibe volontiers lascive quand elle imagine au bord des routes des chorégraphies pop à la mode kawaï avec ses copines.
Alors que tant de différence les oppose déjà, leurs pères respectifs s’affrontent par ailleurs dans une campagne politique locale. Elles vont pourtant lentement succomber au désir de faire connaissance et peut être davantage. Il y a toujours beaucoup de pudeur dans la façon de filmer de Kahiu. Une mise en forme pleine de délicatesse qui se conjugue avec la frontalité des événements de la narration. Par un effet délicat de montage, elle crée notamment des moments poétiques d’hyper empathie avec les sentiments exprimés des personnages. Tout y prend plus de force, plus d’impact, elle attise la tension dans ces temps « en suspens » de la narration.

N’allez pas vous imaginer pour autant que RAFIKI est un film prude, le désir y est partout (désir réciproque entre Neka et Ziki, désir contrarié de Blacksta pour Neka ou de la serveuse pour Blacksta…) et la sexualité y est abordée d’emblée sans ambages. C’est bien le sentiment qui magnifie l’attraction du corps et on croit fort à ceux entre Neka et Ziki. La réalisation et les performances des deux comédiennes nous donnent à sentir la force de l’élan contre lequel l’une plus que l’autre cherchent à lutter en vain. Au plus fort de la tourmente, ce sont encore deux gestes d’amour qui viennent attiser la flamme d’un espoir que Wanuri Kahiu semble avoir chevillé au corps. Des amours de natures différentes qui se révèlent dans tout leur éclat au moment le plus inattendu.

Si elle pose un regard lucide sur les rigidités de sociétés entrées précipitamment dans l’ère de l’urbanité toute-puissante et de la culture mondialisée, jamais la réalisatrice ne renonce à l’espoir. Il y a une lumière dans ses personnages, une flamme qui vacille parfois mais jamais ne s’éteint. Le regard de Neka, à genoux, encerclée par une communauté de fanatiques qui la surplombent alors qu’on lui inflige un infâmant rituel de purification résume à lui seul le combat pour la dignité et le droit à la différence dont la lutte de la communauté LGBT en Afrique n’est qu’un des exemples (nul besoin à vrai dire d’aller chercher en Afrique pour trouver des exemples d’homophobie débridée). La moto de Blacksta évoque celle du mythique Touki Bouki mais, signe encore de ce choix de l’espoir et de la combativité peut-être, partir n’est plus de mise.
On travaille mieux au changement de l’intérieur.

Malheureusement le sort a son ironie et on paie en effet toujours le prix quand on a l’insolence de s’écarter de la norme. Wanuri Kahiu le sait d’autant mieux que la sortie de RAFIKI est à ce jour impossible au Kenya suite à une décision de la commission de censure, malgré un accueil plus que chaleureux sur la scène internationale.
CQFD.

Sophie Kamurasi

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