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Interview d’Emmanuel Gras
Publié le : mardi 12 septembre 2017
Makala

Genèse du projet

Comment a germé l’idée originelle du film ?
Je suis chef-opérateur de formation, parfois je fais la lumière sur d’autres films que les miens. Cela a été le cas pour deux films d’un réalisateur Belge, Bran Van Paeschen que nous tournions au Congo. Il me semble d’ailleurs qu’il y a une bien plus grande curiosité, un bien plus vif intérêt pour le Congo dans le cinéma belge que dans le cinéma français envers les anciennes colonies, mais c’est une parenthèse. En tous les cas, c’est en allant tourner ces projets que j’ai été immédiatement frappé par la présence le long des routes, des pistes, en tout lieu et à tout moment, d’hommes poussant des bicyclettes alourdies de cargaisons titanesques. Cela m’avait franchement interpellé : ce rapport à la marche, le corps comme moyen de locomotion, sur de longues distances, hors d’un cadre de loisir. Autant dire que cela ne correspond plus à aucune réalité sous nos latitudes. Mais voilà, parce que ces hommes et leurs équipages sont partout, on a vite fait de les oublier, de les laisser se fondre dans le décor. Or c’est une chose qui m’intéresse beaucoup dans mon travail de cinéma, entretenir la curiosité, l’intérêt pour ces petits émerveillements du quotidien, prendre la peine de poser le regard sur ce qui pourrait rester cantonné dans la pénombre de la banalité. Moi cela m’intéressait de mettre en lumière ce rapport au travail, cette façon d’investir son corps tout entier. J’avais envie d’en savoir plus sur le quotidien de ces convoyeurs de marchandises en général et sur la routine en particulier de ceux qui convoient eux-mêmes le charbon qu’ils produisent pour aller le vendre en ville. J’ai vite su que ce serait le fil directeur du travail d’écriture, d’invention du film. Témoigner d’un quotidien de labeur, d’un mode de vie qui va avec, de cette routine des trajets incessants du village vers la ville et vice-versa.

Comment avez-vous rencontré Kabwita ?
Une fois que j’avais déterminé ce que je voulais filmer, il restait à choisir un personnage auprès de qui je trouverais tous les éléments nécessaires à mon récit. On m’avait fait un genre de listes avec quelques hommes, Kabwita en faisait partie.
Pour dire la vérité je n’ai finalement rencontré que lui, je savais ce que je cherchais, j’ai vite compris qu’il le comprenait aussi et était prêt à me le donner. Et puis il y a son visage, ça compte énormément. Je savais qu’il serait riche à filmer, c’était comme une évidence. Il a quelque chose d’unique. Son personnage, tout ce qu’il est, dégage une aura vraiment singulière, c’est une matière capitale et je l’ai senti tout de suite en faisant sa connaissance. Je n’avais plus besoin de chercher. Ce qui est superbe, c’est que ça a fait entrer d’autres cadeaux dans le film, parce qu’évidemment un personnage comme lui n’a pas attiré que mon attention ! Du coup quand on a rencontré Lydie (épouse de Kabwita, ndlr), quand on a commencé à la filmer, c’était encore très fort, elle aussi est un vrai personnage.

Dans quelle mesure avez-vous scénarisé le film, comment écrit-on un récit qui puise son matériau dans le réel, dans une matière documentaire ? Qu’avez-vous privilégié en terme de dramaturgie ?
Je voulais d’abord parler du travail. D’une existence qui s’organise autour de lui, avec bien sûr à la clé des contraintes et des aspirations extra-professionnelles. La première version du projet a été écrite avant même de rencontrer Kabwita, avec cette idée forte de mettre le coût de la vie sur le radar, de donner à sentir comme le résultat de tant d’efforts déployés peut paraître insignifiant au regard de la cherté du quotidien, et comme pourtant il n’y a pas d’autre solution que de continuer, inlassablement. La trame du scénario telle qu’elle existe encore aujourd’hui a émergé immédiatement : le film suivrait un cycle de production, un parmi tant d’autres, depuis la coupe de l’arbre jusqu’à la vente du charbon qui en est issu.
Il y avait donc des épisodes incontournables, une chronologie. Le trajet aussi a été choisi en tenant compte de cette trame narrative, il fallait maintenir une tension tout en travaillant sur le temps long, créer des étapes, mettre l’accent sur différentes difficultés qui constitueraient la progression dramatique du film. Il y avait les dangers de la route, les camions, les barrages, il y avait la topographie accidentée de la région, cette zone où la poussière l’emporte sur tout… finalement ça s’est avéré assez dense. Il y a même des choses qu’on n’a pas montées : par exemple on a filmé dans la longueur les efforts sur cette grande côte, la résistance du vélo et les centimètres gagnés à grands efforts, la menace de voir l’équipage reculer. Et bien on avait prévu de montrer les difficultés particulières de la descente, parce que c’est pas simple non plus, c’est même pour ça que Kabwita porte des bottes, son corps devient un frein quand il faut empêcher le chargement de s’emballer dans la pente. C’est plutôt physique, ça aussi.
L’enjeu économique devait planer sur tout ça. Pour ce faire, il fallait qu’il soit posé clairement, d’une manière ou d’une autre. Cela fait partie des séquences pour lesquelles je suis allé provoquer une situation, j’ai « dirigé » les personnages. Je suis assez réfractaire à l’idée qu’un documentaire devrait seulement subir le réel pour tendre à une forme de vérité. J’avais plutôt Flaherty comme référence, et son Nanouk l’Esquimau. Et ça ne me pose pas de problème qu’ils aient tourné des séquences dans un igloo sans toit fabriqué pour les besoins du tournage. Pour moi, il s’agit de mettre les moyens du cinéma au service du réel. On peut appeler ça comme on veut.
Il y a une exigence intellectuelle à avoir envers ce que l’on essaie de capter, mais cela est toujours plus complexe que « mettre en scène ou non ». Par exemple, évidemment le projet de maison de Kabwita, est préexistant. Lydie et lui ont acheté une parcelle où ils attendent déjà de pouvoir construire quand nous les rencontrons. Mais j’avais besoin que cela s’incarne, or ils n’en parlent pas tous les jours, et peut être pas très en détail. Je ne savais donc pas ce qu’ils auraient à dire, mais quoi qu’ils décident de dévoiler l’enjeu existait dans le film, en termes de narration, dès lors que le projet était clairement mentionné. J’ai donc sollicité cette conversation. Ce qu’ils s’y disent, évidemment, est entièrement libre de leur part. Et ensuite la magie peut opérer ou pas, dans ce cas particulier j’ai le sentiment qu’il s’est passé un moment où le film devenait vecteur d’autre chose. C’était Kabwita qui saisissait l’occasion de partager son rêve avec Lydie. Ce n’est que le sentiment que j’ai eu, mais il m’a semblé que c’était peut-être la première fois qu’il lui livrait aussi précisément ce qu’il avait en tête.

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Makala © bathysphere productions

Kabwita a-t-il influé sur l’écriture du film ?
Oui, absolument. Kabwita a très vite saisi ce que nous voulions faire, le sens de notre travail. Il avait des intuitions très justes de ce qui nous serait utile. Par exemple nous n’avions aucun moyen de connaître l’existence de sa fille ainée, et lui aucune obligation de nous la révéler. C’est lui qui a souhaité que cela soit présent, et on a même dû, là aussi, faire de petits arrangements avec le « réel » comme on l’entend par exemple dans le cinéma direct. Je ne me sens pas dépositaire de cette tradition de cinéma en particulier. Au contraire parfois il faut donner à une certaine vérité un espace où émerger, pour que les personnages s’en emparent et l’investissent de ce qu’ils sont. Pour cette séquence, comme cela est mentionné dans les dialogues, Kabwita redoutait de risquer un réveil de sa fille et de devoir lui faire face. Une présence de si courte durée, au milieu de tant d’absence, peut faire plus de tort que de bénéfice. C’est en tout cas son point de vue. Il l’assume tant et si bien que nous avons du mettre en scène cette séquence dans une maison voisine, afin de ne prendre aucun risque de réveiller en effet l’enfant. C’est Kabwita, qui a pris l’initiative d’ajouter cet élément au film.
Sans que je comprenne vraiment pourquoi, comment, il a aussi semblé comprendre très vite comment trouver sa place dans le mouvement de la caméra. Cela m’a paru encore plus surprenant. Je suis moi-même très mobile quand je le filme, je tourne autour de lui, je cherche les points de vue qui m’intéressent. Mais une forme d’harmonie s’est rapidement trouvé et je sentais que les mouvements de Kabwita avaient intégré au bout de quelques jours à peine quelque chose de l’ordre de la conscience de la caméra. Il l’accompagnait, avait une intuition de comment bouger avec elle. C’est devenu comme une danse à deux, les choses se passaient avec fluidité, et je l’ai vu prendre possession de qui il était. Il y a eu un temps pour prendre nos repères, au début par exemple je ne savais pas que Lydie venait parfois l’aider ou lui rendre visite en brousse. Alors j’essayais d’amasser des plans d’elle au village, pour la faire exister. Et puis un jour je l’ai vue arriver là où il avait coupé son arbre. Elle venait l’aider. Il n’avait pas pensé à me le dire ! Il y a eu là beaucoup de matière qu’on n’avait pas anticipée et on a repensé comment inclure Lydie dans le récit. Il y a eu des petits ajustements comme ça, au début, mais dans l’ensemble on n’a pas eu besoin de longtemps pour savoir qu’on se comprenait.

Le fait de parler de l’Afrique correspondait-il à une envie particulière ?
Pas réellement en tant que tel. C’est un peu le hasard des tournages qui m’a amené à poser mon regard là. Et puis mon inspiration première quand je voyais ces hommes c’était Sisyphe, alors on ne peut pas dire que ce que je cherchais en eux était spécialement d’inspiration Africaine. Mais c’est vrai que c’est aussi un atypisme en plus, un film qui se tourne en Afrique en restant loin des problématiques, disons… plus spectaculaires. Et en revanche, il y a une réalité de ce lieu qui nourrit le film. Et cette réalité est peut-être assez commune sur le continent Africain, c’est une réalité de la survie, du combat quotidien pour la subsistance. Une réalité du corps comme ressource unique : outil de travail, moyen de transport. C’est quelque chose que j’avais envie de filmer et c’est sûr que c’est plus difficile à trouver à Paris ! C’est le cœur de l’épopée de Kabwita.

N’avez-vous pas douté que le film ne trouve pas de diffuseurs, de partenaires en production ?
Si, évidemment. Et d’ailleurs cela n’a pas été simple. Nous étions en train de terminer le montage quand nous avons trouvé un distributeur, c’était avant Cannes. Heureusement, j’ai la chance d’avoir une relation de travail très libre avec mon producteur. Cela ne lui fait pas peur qu’un film s’aventure loin des sentiers battus. Il est assez aventurier pour me faire confiance même si je suis parfois le premier à me dire « Est-ce que ça va faire un film ? ». C’est toujours un pari de toute façon, on ne va pas non plus commencer à faire des films en se posant comme question « est-ce que ça va trouver un distributeur ? ». Ce que j’ai envie de faire, moi, c’est des films qui posent des questions et qui s’en posent. Là, la question de départ que je voulais garder en tête tout au long de l’épopée c’était : qu’est-ce qui fait une vie ?

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Makala © bathysphere productions

Le traitement

La mobilité est partout dans le film, quel dispositif de tournage avez-vous adopté ?
Je filmai seul, avec deux caméras (Canon C100 MkII, Sony Alpha 7sII précisément) dont une sur un système de stabilisation qui se tient à la main. Le choix de départ du film c’était un Road Trip à pieds donc je voulais tout filmer sans trépied, du début à la fin. Tout était porté. Mais il fallait tout de même empêcher que ça vienne prendre toute la place.
Sans stabilisateur, le film aurait sans doute été impossible à tourner. Je m’explique : je voulais que rentrer pleinement dans le rythme de la marche, donc je voulais de longs travellings. Mais c’est très compliqué car non seulement c’est physiquement difficile pour le Chef Opérateur, et j’en sais quelque chose, mais en plus si l’image n’est pas stabilisée on est davantage gêné par les mouvements de caméra qu’on n’est porté par le rythme de la marche.
Ensuite, il y avait une question secondaire qui était celle de l’harmonie entre deux types d’image : est-ce qu’on arriverait à construire le film sur le mélange des deux, est-ce qu’elles se marieraient bien ? Finalement on a rapidement constaté que les deux se mêlaient de manière assez fluide.
Côté son, je travaille depuis toujours avec mon complice, Manuel Vidal. Il perchait, on avait en plus un micro HF sur Kabwita pour capter les sons de sa présence physique, sa respiration en particulier, des soupirs, des paroles. Et puis quand il poussait le vélo il y avait aussi un HF sur le vélo, là on voulait un maximum de matière aussi, pour faire vraiment exister la réalité physique de ce vélo, qu’on se représente bien. Alors on voulait le crissement des sacs, le bruit des roues, les grincements…
Et puis il y avait Gaston Muchid, un journaliste bien connu au Congo, qui était avec nous et faisait à peu près tout le reste : traducteur, guide, intermédiaire voire médiateur dans certains quartiers où notre présence provoquait trop de remous, spécialiste du terrain qui était peu familier pour nous. Il a réglé tous les problèmes qu’on a pu rencontrer, en débarquant en ville notamment. On n’aurait pas du tout pu faire le film sans lui.
Voilà. On était trois. On a fait le voyage en plusieurs parties, avec des pauses. Tout prenait plus de temps qu’un trajet normal, et ça ralentissait Kabwita en plus de l’épuiser davantage. Alors on a morcelé le trajet et on s’y est repris à plusieurs fois.

Comment avez-vous choisi les décors ? On a l’impression de traverser des paysages très divers sur un trajet qui reste en fait assez court. Est-ce une manière de dilater le temps par l’espace ?
Tout est très relatif. Ce trajet nous paraît en effet assez court (une cinquantaine de km, ndlr) mais en réalité quand toutes les distances se parcourent à pied la perception qu’on en a est très différente. Sur le trajet, j’ai cherché des endroits qui me racontaient quelque chose. Après, disons qu’il y a deux trajets possibles, un qui longe la route et un qui prend des chemins plus variés et qu’on a en effet privilégié. Il y aussi un lieu que je voulais absolument filmer et qu’on a inclus au trajet, mais après ce sont tous des endroits ou Kabwita passe régulièrement sur la route pour Kolwezi. En fait ils ne sont pas si dissemblables que ça, par contre j’ai cherché à les filmer de sorte à en restituer des sensations très différentes. Dans le dossier, par exemple, j’avais écrit « comment rendre l’effort de l’endurance dans la longueur, comment est-ce que c’est différent de l’effort intense dans une côte dure, ou quand ça descend ». Il y avait cette zone où la route était couverte de cette poudre blanche. Pour moi c’était précieux, ça créait une particularité visuelle forte mais surtout ça me permettait de raconter quelque chose de nouveau par rapport à un type d’effort qu’il était en train de fournir. Parfois c’est le danger, parfois c’est la fatigue.
Je comprends que ça donne une impression de dilatation du temps, en fait c’est davantage un rendu réel du temps qui, parce qu’on n’y est pas habitué, donne l’impression d’être dilaté.

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Makala © bathysphere productions

Mais on sent en tout cas un parti pris formel très fort d’imposer le temps long.
Oui, très clairement. Pour plusieurs raisons. La raison essentielle est que je suis convaincu que c’est par le temps qu’on crée un autre rapport à l’attention. On laisse les sensations apparaître, on commence à regarder des choses qu’on ne regarderait pas et si c’est bien fait des sensations physiques peuvent naître. Pour résumer, un plan court donne une information quand un plan long transmet une sensation. Moi je voulais faire exister le film essentiellement à partir de sensations. Je voulais que les sensations provoquent les émotions. J’ai travaillé en cherchant à faire de longs plans séquence, mais ce genre de partis pris va avec ses contraintes. Il faut encore créer une évolution à l’intérieur des plans. Moi je l’ai fait essentiellement par le mouvement de la caméra, découvrir l’environnement en tournant autour de lui. Il y avait énormément d’improvisation, mais c’est stimulant en tant que filmeur. Ça me permet d’être actif, en permanence, jamais dans une position passive.
D’ailleurs cela a été important, Kabwita sentait aussi mes efforts, mon travail, mon corps qui opérait sans relâche à ses côtés. On me demande souvent si je l’ai aidé à pousser son vélo quand la côte était trop dure. Non ! J’étais moi-même en plein travail. C’était le film même, s’interrompre pour pousser n’aurait eu aucun sens, c’était le priver de son sujet ! Cette côte, c’était une scène très longue, assez dure à vivre parce qu’on sentait sa peine, mais moi il fallait justement que je capte tous ces arrêts, tous ces moments, les petites gorgées d’eau qu’il s’autorise à peine. C’est en les captant que j’étais en empathie avec lui.

Votre façon de filmer les corps et celui de Kabwita en particulier est certainement une des caractéristiques qui font le film. Comment l’envisagez-vous ?
Ce qui m’intéresse c’est le rapport du corps en tant que la part matérielle de ce que nous sommes à la matérialité du monde à l’extérieur de lui. Le corps en action qui se confronte à la matière, il y a là quelque chose d’essentiel de notre existence. Et par chance, il se trouve que c’est visuel aussi. Le travail de l’esprit c’est très intéressant à essayer de rendre au cinéma mais il se trouve que sur le plan visuel c’est moins évident.
Je fais un cinéma qui essaie de toucher à des choses que je trouve essentielles : il y a un côté existentialiste dans ce que j’essaie de faire et le corps, dans cette perspective, c’est ce qu’on est matériellement dans ce monde. Et il existe au monde, matériellement, par son rapport constant à ce qui l’entoure et c’est ça que j’essaie de rendre. Je veux faire en sorte que nous en tant que spectateurs ne soyons pas amenés à « psychologiser » les choses mais soyons dans un rapport de sensation directe. On a cette capacité là, en voyant un autre corps, de ressentir des sensations : le froid, le chaud, la dureté d’une roche, les vibrations dans les bras d’un coup porté avec force, ce sont des choses qu’on peut ressentir dans notre corps et c’est une manière de se rapprocher de l’autre aussi. C’est de l’empathie. Même si ce mot pose problème. C’est intéressant avec ce film, moi mon regard s’est porté sur une force, une détermination, une lutte. Mais évidemment elles s’illustrent dans une certaine souffrance, un dénuement sensible. Ça pose la question de savoir s’il y a un quelconque apitoiement. Et d’ailleurs, la pitié est-elle en soi un sentiment mauvais ? En ce qui me concerne je vois du courage. Ça m’évoque pas mal de choses mais pas vraiment de pitié.

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C’est frappant dans le film : aussi dures que soient les conditions, Kabwita fait face, avance, sans jamais laisser s’installer le découragement. Ce qu’il accomplit semble surhumain mais lui est d’une humilité totale. Kabwita, c’est votre version du super-héros ?
C’est exactement ça (rires). C’est un hommage à ce que j’avais ressenti les toutes premières fois quand j’ai découvert que des gens faisaient ce boulot, déplaçaient si ce n’est des montagnes en tout cas des masses colossales avec ce côté complètement héroïque mais ancré dans le quotidien. C’est ça que j’ai eu envie de magnifier. Et j’en reviens à l’idée de « pris sur le vif » dont on parlait plus tôt, moi je ne crois pas au constat neutre de la réalité. Il peut y avoir une sorte de tendance au réalisme, moi ce que je veux c’est magnifier l’héroïsme qu’il y a à faire ce qu’il est en train de faire malgré l’absence totale de gloire à en escompter.

Revenons rapidement sur le son. Comment envisagez-vous le travail du son ? Que cherchez vous à produire sur le plan sonore ?
Je voudrais préciser un détail technique, la perche de Manuel, que je mentionnais dans le dispositif global de tournage, était équipée pour une prise directe en 5.1. Donc un son spatialisé d’emblée. C’est beaucoup plus compliqué pour l’ingénieur du son mais dès le début on savait qu’on travaillerait pas mal le long de cette route, entre autres, et on a surtout voulu rendre les effets de perspective sonore, pour faire exister le son de manière très intense, plus qu’avec la stéréo classique. Ensuite, on a constitué une gigantesque bibliothèque de sons sur le terrain, la hâche sur le bois, les pas dans la brousse, les crissements du vélo… tous les détails sonores qui composaient cet environnement, nous cherchions à les emmagasiner. Ça nous permettait au montage d’avoir un choix immense pour faire exister le monde de Kabwita de manière très expressive. Avec toujours cette idée de créer des sensations, parce qu’en définitive, c’est essentiellement par le son qu’on rend des sensations. On n’a pas l’idée de la matière d’une chose tant qu’on n’en a pas le son, visuellement beaucoup de choses nous échappent. Le son est donc un matériau qui m’est extrêmement précieux. Il ajoute de la vie.

Le parti-pris est-il réaliste ?
Non, justement je tends à l’expressivité, pas au réalisme. C’est une nuance mais elle est importante : ce n’est pas de coller au réel dans une quête de reproduction à l’identique, c’est de jouer de tous les éléments pour reconstituer une sensation globale ou au contraire jouer de contrastes en mettant en avant telle ou telle source à un moment donné pour rendre le récit plus vivant. On a une grande liberté avec tout ce matériau sonore.
Après il y aussi tout le travail musical, plus franchement « esthétique ». Mon précédent film « Bovines » était envisagé comme une partition sonore sans aucun élément musical. Là, il y a de la musique donc j’ai laissé plus de place à un apport d’émotion de l’extérieur... Enfin, quelque chose comme ça.

Vous convoquez le religieux ? Qu’est-ce que cela nous dit, que voulez-vous suggérer ?
On est au Congo, dans une société où tout le monde est croyant, ou se défend de ne pas l’être. Personnellement je suis athée, cela ne faisait pas partie des choses que j’avais initialement prévues de faire figurer dans le film. Ce n’était pas une question qui me préoccupait. Et puis une fois sur place ça devient évident, cela fait partie de leurs vies. Je savais que Kabwita lui aussi était croyant. Pour moi il s’agissait de le faire exister dans ce que j’y ai trouvé de neuf à mon œil, de surprenant. Un espace qui crée du lien et où on n’a pas peur d’exprimer quelque chose de soi qui ne s’exprime pas ailleurs, et qui peut être une occasion propice à l’exaltation. C’est dans ce sens là que ça m’intéresse.
J’espère surtout que le film ne prend pas position sur le rôle ou la fonction de la religion. Je ne veux pas aller du côté de l’opinion sur ce genre de questions. En revanche, dans le film, un peu à la manière de l’utilisation de la musique, elle amène un certain lyrisme elle me permet un décrochage, une extraction momentanée à la matérialité brute qui fait le film, une transcendance. Ce décalage insuffle au film une dimension bien plus profonde que des histoires de commerce et de turbin, il y a quelque chose d’ordre métaphysique qui se dégage de tout ça !

Propos recueillis par Sophie Kamurasi
1er Septembre 2017 Paris.

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