Accueil > Articles > Un conte moderne
Un conte moderne
Publié le : mercredi 11 août 2021
La nuit des rois de Philippe Lacôte

Sortie française le 8 septembre 2021
Fiche du film

Critique

« La nuit des rois » est un film pluriel, dont le récit convoque de nombreuses thématiques et des esthétiques diverses, entre regard documentaire brut et envolées lyriques et poétiques. Le décor de ce conte philosophique moderne est la MACA, redoutable blockhaus aux dimensions monumentales, unique centre de détention d’Abidjan, où la vétusté des lieux et une surpopulation hors de tout contrôle font loi.
On s’y retrouve en captivité avec une foule innombrable de corps, vivant amoncelés dans un espace saturé et reproduisant un simulacre de société : sans femmes, sans familles, sans liens avec l’extérieur, sans liberté, sans horizon.
Philippe Lacôte pose le regard sur ce microcosme avec des ambitions multiples. Il y a un aspect documentaire dans sa façon de rendre compte (sans en faire son propos) des conditions de détention. Mais c’est vers une autre réflexion que nous emmène « La nuit des rois » : Que se passe-t-il, dans un groupe humain amené à vivre reclus, privé de liens avec ce qui lui est extérieur ? La question traverse tout le film qui nous enferme à notre tour, nous prend au piège, nous emmure. Passée l’arrivée échevelée de Roman à la maison d’arrêt, plongés dans la même confusion que celle dont lui-même se trouve assailli, nous ne retrouverons la liberté et l’espace du dehors que dans l’imaginaire du conteur.

Dedans. Entre les murs. C’est là que le film nous retient, nous prend au piège ; parce que c’est là que se passe ce que cherche Lacôte… Le scénario nous donne ainsi à découvrir les codes, usages, coutumes, en quelque sorte, de nature à donner corps à un propos auquel il tient : tout groupe humain génère une culture propre, et toute culture génère de la poésie.

Cette poésie, le film en fait sa colonne vertébrale en déployant son récit autour d’un autre : celui de Roman, jeune délinquant fraîchement débarqué dans cet environnement — dont, précisément, il ne connaît rien des codes — et désigné malgré-lui comme conteur pour la nuit qui vient. Impossible de se défiler, mais peu de chances d’y survivre. C’est une course contre la montre d’un genre particulier dans laquelle s’engage ce diseur d’histoires improvisé, seulement armé de mots pour tenter de sauver sa peau ; une course contre la nuit et la lune, plus exactement : s’il achève sa déclamation avant qu’elles n’aient toutes deux disparu, c’en sera fini de lui. De son imagination naissent alors deux récits qui s’épousent, s’entrelacent, se tressent : entre deux époques, deux registres narratifs, entre réalisme et légende, entre souvenir et fantasme. Et le récit court, tangue, se cabre, avance, rebondit, revient sur lui-même au gré des inspirations erratiques d’un jeune homme en sursis… La parole qui contient la violence, la parole qui embarque les imaginaires, la parole qui fait le lien entre tous les univers, la parole qui sauve, la parole qui révèle, la parole qui élève.
Le film de Philippe Lacôte est une véritable ode au langage, au récit, et peut-être plus spécifiquement encore au pouvoir de l’oralité, si prégnante dans la tradition (ouest) africaine. Ici, la longue narration décousue de Roman se fait incantation aux esprits des lieux de lui laisser la vie sauve. L’artifice dont il use pour gagner du temps ne manque pas d’être compris, les redondances et les incohérences de l’histoire qu’il fabrique relevées. Certains formulent même des plaintes. Mais le magnétisme l’emporte à chaque fois que le flot des mots reprend, après une courte pause.

Sur le plan formel, si l’incarnation pêche parfois — des fragilités de jeu qui ponctuent l’ensemble et peuvent créer une certaine difficulté à croire pleinement en les situations, en les personnages, à sentir leur réelle présence, à s’identifier — on est tout de suite happé par des images nerveuses, physiques, proche des corps. Au fur et à mesure que la nuit se déploie, ceux-ci deviennent de plus en plus expressifs, la réalisation faisant la part belle à la danse et à la performance corporelle, qui à leur tour produiront du récit.
Les gros plans, nombreux, détaillent autant de visages d’hommes derrière lesquelles reposent les promesses d’autant d’histoires. Lacôte capte leurs expressions, leurs regards, accroche sa caméra à tous ces signifiants dont le discours ne s’exprime pas par les mots. Le cadre réduit l’espace, accentue la promiscuité, le sentiment d’enfermement. La lumière et la couleur construisent un constant clair-obscur qui ajoute à l’impression d’étouffement dans une esthétique léchée. On est immergé dans l’atmosphère pesante de la Maca, ses couloirs, sa pénombre et ses menaces constantes d’implosion. La mise en scène accentue ce parti pris en nous rendant complices — depuis de rares séquences à l’intérieur du poste de garde — des personnels d’encadrement démunis, apeurés, qui se résignent à devenir spectateurs d’une vie en collectivité où chaque interaction peut tout faire basculer, et sur laquelle ils n’exercent en réalité aucun contrôle. Ils ne sont, eux aussi, que des pantins, abandonnés au danger par une autorité qui s’exerce depuis ailleurs, loin du risque, loin de l’inconfort, loin du peuple. Captifs, comme les autres.

Lacôte, cinéaste aguerri au documentaire et passionné par l’histoire du continent, ainsi que par ses réalités contemporaines qu’il cherche à donner à voir avec justesse et complexité tisse une allégorie qui fait de la MACA un continent en miniature (un monde, peut-être ?). Par le choix lourd de sens de faire naître l’intrigue d’un refus du pouvoir de changer de main, de passer le témoin et d’organiser la succession dans l’intérêt suprême de la communauté, il adopte un point de départ et donc, d’emblée, un point de vue pleinement évocateurs.

Sophie Perrin Kamurasi

Laisser un commentaire

Lire aussi…
Également…
1
>

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75