Accueil > Articles > La responsabilité d’une mère
La responsabilité d’une mère
Publié le : vendredi 6 septembre 2013
Yema de Djamila Sahraoui

Etalon d’argent du Yennenga au Fespaco en 2013, mais également prix de la meilleure image, Yema, de la réalisatrice Algérienne Djamila Sahraoui est sur les écrans français depuis le 28 août. Amateurs de tragédie antique, foncez voir ce film rare, filmé dans les montagnes algériennes, dans une atmosphère éloignée des bruits de la ville et pourtant si politique dans la métaphore de l’Algérie qu’elle dessine.

Un scénario épuré

On peut être dérouté par la narration très épurée de ce film qui commence en silence, et nous laisse découvrir une mère d’un certain âge, qui enterre seule son fils dans une maison isolée. Djamila Sahraoui a choisi de laisser se déployer son intrigue lentement, et de faire sentir le temps qui passe au spectateur. Oui, le temps est long. L’intrigue est là, nouée sur le visage de cette mère seule, mutique, qui semble résister au monde entier. Mais elle ne se dit pas, ne s’exprime pas. L’aridité du paysage est aussi celle de la dramaturgie. Et puis, peu à peu, les choses se mettent en place, le scénario se déploie. Les informations n’arrivent pas dans le "bon" ordre. En on ne sait pas vraiment qui est bon, qui est méchant : tous les codes hollywoodiens ont été rangés au placard par la réalisatrice algérienne.
Ainsi, la mère enterre son fils, qui était militaire. Elle le pleure. On ne sait pas pourquoi il est mort. Mais voilà que l’on comprend que ce fils aimé n’était pas le seul. La mère a un deuxième fils, qui lui, vit dans la montagne. Un moudjahidine. Elle le lui reproche. A demi-mot, elle lui reproche aussi d’avoir tué son frère. Elle est gardée par un autre moudjahidine, avec qui va naître peu à peu une complicité (un complexe de Stockholm, comme on dit parfois). Mais c’est la dureté qui domine. Celle de la terre, celle du visage fermé de cette femme. Quand son fils revient la voir, il lui fait ce reproche sibyllin : "tu ne m’as jamais regardé, il n’y en avait que pour mon frère". Et dans l’homme brutal qu’il est devenu, on retrouve l’enfant, toujours en quête d’un regard aimant de sa mère. Et là où Djamila Sahraoui est forte, c’est que ce regard - qui aurait pu sauver les conflits, les apaiser du moins - il ne l’aura jamais.

La mère, la terre, la métaphore de l’Algérie

Pour la réalisatrice, ce récit en forme d’épure est aussi une métaphore, ce qui donne de la puissance à ce film : "Yema, c’est la mère en arabe algérien. Ici, la mère biologique et la mère patrie, l’Algérie. Cette mère-là a engendré un fils militaire et un fils islamique". On a un moment qualifié d’excellents films comme Tilaï d’Idrissa Ouedraogo de films-calebasses, c’est à dire de films se complaisant dans une vie villageoise intemporelle, refusant de porter un regard politique sur l’actualité africaine. C’est méconnaître, dans un film comme celui-ci, la puissance métaphorique du récit et son acuité politique.
Biblique, ce récit raconté du point de vue de la mère, mais sans empathie excessive envers elle, montre comment la haine se noue dès l’enfance et porte en elle les germes de la tragédie. Le frère mal-aimé vole la femme du frère aimé : l’enfant qui naît est maudit, mais c’est lui qui porte la vie et il faudra l’assumer.

Djamila Sahraoui a choisi d’incarner elle-même cette mère courage, mère cruelle, mater-dolorosa, mère universelle. "J’ai longtemps cherché la comédienne qui serait la mère dont je rêvais, avant de comprendre que cette femme, c’était moi...". Elle lui prête son visage dur, sombre, mais capable parfois de reprendre vie et grâce. "La mère est une femme aride et sèche comme sa terre, oscillant entre détermination et déraison". Une vision de la femme au Maghreb qui n’est pas celle d’une femme soumise, opprimée ou voilée. "Je me suis inspirée des paysannes que je connaissais, ma mère, mes tantes... Comme elles n’ont pas les contraintes des femmes de la ville, avec le voile par exemple, elles ont une espèce de liberté, de dignité." Ainsi, le grand talent de Djamila Sahraoui est de nous faire aimer ce thé au goût amer, une maternité jonchée de sang et de douleur, mais où domine le courage. Ces images ont une persistance rétinienne : celle de la dureté, du courage et celle, également, d’une irréductible injustice. Ce fils préféré qui est mort, on ne saura pas pourquoi il était le préféré, mais il l’était, et de là est née la guerre. Qu’elle le veuille ou non, la mère y a sa part de responsabilité.

Caroline Pochon

Fiche du filmYema

Laisser un commentaire

Lire aussi…
Également…
1
>

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75