Accueil > Archives > 2010 > Maternité tragique
Maternité tragique
Publié le : mardi 6 juillet 2010
Les secrets de Raja Amari

Elles sont trois ombres, dans la pénombre. Une mère, autoritaire et mutique. Une sœur, relais du pouvoir de sa mère, aigrie et dure. Une jeune fille. Afsia Herzi est sublime : infantile, joueuse, proche de l’autisme, et pourtant soumise à la dictature des deux autres. Elle rêve d’ailleurs, de maquillage, de sorties, d’hommes ! Mais on a si peur qu’elle tombe enceinte.. Tantôt repliée en elle-même et câline et peu à peu laissant exploser sa révolte. C’est son histoire que le film nous raconte.

Fées ou sorcières - elles vivent ensemble, recluses et fusionnelles - dans l’aile d’une vieille demeure décatie et isolée. Elles furent un jour les gardiennes de cette maison à l’abandon. Leur relation avec le monde se limite à une visite hebdomadaire chez le marchand de tissus qui achète les broderies faites par la sœur, qui font survivre cette étrange famille. Et puis, voilà qu’un couple – officiel, celui-là - s’installe dans la maison.

Ce n’est pas la rhétorique du château hanté et du thriller hollywoodiens. Ce n’est pas non plus une tragédie grecque. Pourtant, les éléments du drame sont là. Les trois sorcières vont kidnapper la jeune femme du couple, témoin indésirable de leur existence. Sans dévoiler un scénario parfaitement construit et magnifiquement mis en scène, disons que la présence de cette jeune femme moderne, émancipée et porteuse d’une toute autre image de la féminité, va lever les secrets incestueux qui rongent ces trois femmes et les condamnent à vivre ensemble. Et cela n’ira pas sans drame.

Raja Amari concentre sa caméra sur les corps et les visages, qu’elle scrute avec un regard que seule une femme peut avoir. Travaillant dans les pénombres, les contre-jours, les reflets, elle sculpte une image bleutée, troublante où la beauté des femmes est sans cesse interrogée. La salle de bains délabrée sera le lieu de toutes les intimités – surveillées, jamais respectées : Aïcha, mal fagotée - puis sensuelle - , se rasant maladroitement les jambes avec un vieux rasoir, se maquillant en secret. Sa sœur, se masturbant, porte close. La mère, dans la scène peut-être la plus forte du film, se lâchant les cheveux devant la glace et allumant une transgressive cigarette solitaire tandis que ses filles l’espionnent par le trou de la serrure.

Difficile d’aller plus loin dans les méandres de l’intimité féminine, de décrire avec autant de finesse les relations mère-fille dans leur complexité : amour, tendresse et cette homosexualité latente qui parfume le film. Mais aussi : haine, jalousie, envie, domination, étouffement. La violence qui explose à la fin du récit devient cathartique. On la désire pendant tout le film car elle semble la seule issue.

Il y a eu inceste. Et le silence vient de là. Et si l’on a peur qu’Aïcha tombe enceinte, c’est qu’un jour, sa grande sœur l’a été. Sa grande sœur est donc en fait sa mère, voilà que ce va comprendre Aïcha. Disons que le scénario est puissant, simple et suit une mécanique parfaite. Sadien ou bergmanien, il va jusqu’au bout. Mais que la force du film vient aussi de l’intelligence de la métaphore qu’il propose, sans insistance. Ces femmes mères, ce sont les exciseuses et les matrones de tous les pays. Cette belle maison en ruines, aux courbes mauresque, c’est le pays, c’est la ville, c’est la terre. Cette dialectique entre la ville et la campagne, entre les femmes émancipées et les femmes réactionnaires qui les absorbent si elles n’y prennent pas garde, c’est la vie de beaucoup de femmes, au Maghreb ou ailleurs. Cette absence troublante des hommes, dans un monde où le féminin a pris un pouvoir absolu et mortifère, dit aussi beaucoup. Il n’y a rien à attendre des hommes pour Aïcha. Pas de prince charmant pour la Belle au bois dormant de Raja Amari ! Seule, elle-même, aidée d’une femme plus âgée qu’elle, pourra se défaire de l’emprise. Là encore, le propos et fort et radical et ne suggère en aucun cas une haine des hommes, au contraire. Et lorsque l’on voit Aïcha s’avancer la robe en sang sur le boulevard, son parcours vaut bien un exil ou quinze ans d’analyse !

Caroline Pochon

Fiche Les secrets

Également…
1

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75