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Entretien avec Haile Gerima
Publié le : mercredi 5 mai 2010
Teza (La rosée)


TEZA de Haile Gerima
Par Christine Delorme




Je l’ai vu en partant, à mon retour plus rien…

La réponse à cette énigme posée par un groupe d’adolescents autour d’un feu la nuit a donné son titre au dernier film de Haïlé GERIMA, TEZA.
TEZA signifie la ROSÉE en amharique, la langue natale de Hailé Gerima, cinéaste Ethiopien né à Gondar et qui vit à Washington. C’est l’histoire, nous dit-il, d’un intellectuel éthiopien qui retourne dans son village, et qui n’est pas en phase avec la réalité de son pays. Il est dans la nostalgie de son enfance. Il regarde le monde, le paysage comme s’il n’avait pas quitté son enfance. Et le présent qui le ramène à la réalité agit sur lui comme une secousse.

Comme la nature nous fait entrevoir à l’aube des gouttes d’eau qui disparaissent avec le lever du jour, Hailé Gerima, dès l’ouverture de son film monte en alternance une succession de scènes pour aborder la question qui le travaille depuis son premier film, celle de la mémoire.
Lors de notre rencontre à Paris à l’hôtel des Gobelins, je lui demande de m’éclairer sur le sens des trois premiers plans de son film TEZA, qu’il a écrit, réalisé, monté et produit en partie : la scène des devinettes qui se joue en groupe la nuit autour d’un feu qu’il a intercalé entre les peintures et écritures manuscrites du générique et celle d’un homme bandé des pieds à la tête sur un lit d’hôpital vers lequel se penche une infirmière.

H.G. : Le film commence par une énigme. Il s’agit certainement d’un accident, mais on ne sait rien des circonstances.
Dans ce début de film, tout concourt à nous dire qu’Anberber, le héros ne peut pas mourir. Autrement, il serait mort en Allemagne à l’hôpital. La rosée du matin, c’est la mémoire. C’est cette eau qu’Anberber touche avant de parcourir la savane chaque matin. Sa guérison va venir de la résurgence de ses souvenirs d’enfance lors de cette marche. Sa mémoire est ce qui l’empêche de mourir.
Le jeu de questions-réponses que les antillais appelle TRIC-TRAC, nous le nommons En kokilish, ce qui signifie énigme, un jeu où il n’y a pas d’ordre, où c’est le chaos. Il se joue en groupe, et chacun à son tour pose une question à laquelle l’ensemble des participants répond.
Les peintures sont appelées des peintures de guérison et elles racontent l’histoire d’un exorcisme. On les appelle en arabe les ketab. Ce sont des parchemins de cuir rouge et noir, écrits par des prêtres et hommes de sagesse, que l’on porte sur soi pour éloigner le diable et vous assurer protection en temps de guerre.
Les sonorités qu’on entend, ce sont les gitans éthiopiens. Chaque année au mois de juin, on voit les gitans circuler dans tout le pays pendant trois mois et ces chants de gitans sont mes propres souvenirs d’enfance. Très tôt le matin, ils se cachent dans la brousse et vous effraient par leurs chants qui vous rappellent que si vous ne vous soumettez pas au tout-puissant, le malheur s’abattra sur vous.

C.D : Vous vivez aux Etats-Unis à Washington depuis la fin des années soixante, où vous avez étudié le cinéma à l’UCLA. Quelle est la part autobiographique dans le personnage d’Anberber ? La scène où on le plonge dans l’eau pour le guérir, est-ce que vous l’avez vécu vous-même ?

H.G. : A chaque fois que je retourne en Ethiopie, dans le village où je suis né sur la tombe de mon père, mes parents me font l’imposition des mains sans me demander mon avis. Par respect pour eux, je me plie à leur rituel même si je ne pratique pas. Ils font venir un prêtre qui appose la croix sur mon corps avant de m’asperger d’eau. Le prêtre fait remarquer dans le film à Anberber qu’il croit en la médecine moderne parce qu’il a décidé d’y croire. Que chacun a donc ses croyances et qu’elles sont à respecter.
A cette époque, j’appartenais au mouvement étudiant Ethiopien, j’étais davantage rattaché au Black Movement et plus fasciné par Franz Fanon, Malcom X et la lutte du Black Power en Amérique.
Comme Anberber, je lisais ces livres de Marx, Engels, Lenine et Mao mais je rejetais le dogmatisme. Comme je n’étais pas un militant modèle, je leur créais des problèmes. Je gravitais plus autour du mouvement nationaliste noir en Amérique, engagé sur la question du racisme, du colonialisme. Les étudiants de cinéma de l’U.CL.A étaient des groupes multiculturels plus démocratiques. A mon échelle, j’ai essayé de capter ce qu’a partagé cette génération.

C.D. : Lorsque je vous ai rencontré pour la première fois au Fespaco lors de la présentation de votre épopée HARVEST, 3000 YEARS, sur les rapports entre paysans et féodaux en Ethiopie, vous m’aviez dit qu’en grec Ethiopie (Aithi-ôps) signifie visages brûlés. Y’a-t’il un rapport avec la présence du feu et le choix des teintes terre brûlée dans TEZA ?

H.G. : Le feu, c’est pour moi toute mon enfance. Avant que l’électricité arrive au village, on passait toutes les nuits avec ma grand-mère autour du feu. Donc le feu est un élément très important. Mais selon moi, le feu, c’est aussi ce que l’Afrique a apporté au monde. Contrairement à ce que les grecs disent - le feu divin que Prométhée apporta sur la terre, il ne le prit pas au char du soleil mais à l’Afrique d’où il est venu. C’est le peuple Kush qu’on appelle aussi le royaume nubien le long du Nil, c’est ce peuple qui a initié le feu (Kush signifie aussi feu). Donc il a dérobé le feu à la vallée du Nil pour l’amener en Europe. Je pense que le mythe du feu résume l’histoire de la civilisation de l’Ethiopie.

C.D. : Vous appréhendez ces espaces immenses de la nature en relation avec l’espace mental de votre héros, totalement perturbé. Comment restituer une telle intimité avec son pays natal quand on vit aux Etats-Unis ?

H.G. : Tous les étés, j’allais enfant dans cette région où ma tante vivait, près des lacs. C’est là où j’ai vu les montagnes pour la première fois, comme le mont Mussolini dans le film. Mais Gondar est la ville où j’ai grandi.
Le village que l’on voit dans le film est le village de mon père. Quand la junte est partie, j’y ai passé tous les étés chaque année pour faire les repérages, écrire le scénario. Pour le tournage, j’ai rassemblé tous mes parents de la branche maternelle que j’ai transportés en bus sur le lieu. Celle qui joue la mère de Anberber est une amie de ma mère, elles ont été recueillies par l’église catholique pendant la guerre italo-éthiopienne. Le vieil homme au turban est mon oncle. Tous les acteurs sont des non-professionnels excepté le frère d’Anberber, qui enseigne l’art dramatique à Addis-Abeba.

C.D : Vous avez beaucoup répété avec les acteurs ?

H.G : J’ai un bon assistant qui les faisait répéter. Je suis très prudent dans la direction d’acteurs, surtout avec les non-professionnels. Je tente de démystifier le métier, de les rassurer parce que le mental est très important. Je demande à l’équipe d’être très vigilante, je veux qu’ils aient une sensation de légèreté. Celle qui joue la mère n’avait aucune idée de ce que c’est que le cinéma. J’ai engagé quelqu’un qui allait chez elle tous les soirs pour lui lire le scénario, pour qu’elle ait en tête toute l’histoire dans les moindres détails, qu’elle en soit imprégnée. On ne lui donnait pas d’indications comme on fait pour les acteurs, c’était au caméraman de la suivre. Un jour, elle s’est effondrée après une scène- et elle a raconté la façon dont les soldats avaient battu sa fille, qu’elle avait retrouvée avec plusieurs fractures. Elle pleurait, c’est quelque chose qu’elle a fait passer dans le film. Je la laissais bouger et faire la cuisine comme elle a l’habitude de le faire
Pour les jeunes, j’engage des assistants pour les faire répéter. Azanu est une chanteuse, c’était très facile de la diriger.

C.D. : La mère, que vous sacralisez n’attise-t’elle pas la jalousie entre les deux frères en montrant sa préférence pour Anberber ?

H.G. : La mère se tourne toujours vers les marginaux, elle a de la compassion pour les outsiders. Anberber a la même attirance : son amie Cassandra était une marginale en Allemagne, Azanu est aussi une marginale dans le village en Ethiopie, la femme que la mère a recueillie dans un cimetière. Donc, il y a un pôle de gravitation autour des outsiders. Spontanément, la mère se sent proche de son fils et le défend contre le village. Car de ce fils venu de l’étranger, chacun veut tirer quelque chose de lui. Le village a placé beaucoup d’attentes sur lui, et en premier lieu son frère. Qu’a-t’il ramené de l’étranger pour eux ? Il n’est pas docteur (Anberber a étudié la biologie en Allemagne) et ne peut pas les soigner, il n’a pas d’argent, à quoi sert-il ? Et la mère, elle est tout simplement heureuse que son fils soit de retour.
Je voulais explorer cet état de se sentir un marginal, que beaucoup d’intellectuels africains ressentent sans se l’avouer : qu’est-ce que je ressens, pourquoi je veux repartir dans mon pays sitôt que j’y suis. Pourquoi est-ce que je ne veux pas accepter cette réalité qui fait de moi un outsider dans mon propre pays ? Tout ce que je voyais, j’avais envie de le fuir et j’avais la possibilité de partir. Je voulais faire un film sur cet état.
Anberber est perdu dans sa tentative de vouloir absolument retrouver son enfance. Il est face aux enfants d’aujourd’hui qui n’ont pas son bagage, qui sont pris par la guerre, par la mort. A la différence de Anberber, ils n’ont aucune possibilité de prendre leur destin en mains.
On en revient toujours à la structure du film, au KOKILISH
Peut-il pleinement se laisser aller à la nostalgie, à ses souvenirs, à son enfance. Il est toujours pris en otage, partout où il va – quelque chose de son enfance fait irruption de façon très soudaine – a-t’il la liberté de se souvenir, peut-il se permettre de s’engager dans cette recherche ? Comment peut-il faire face à cette nouvelle génération qui est différente, qui n’a pas reçu la même éducation ? L’élite a changé. La guerre est devenue une culture. Ainsi, quand le jeune garçon est tué, Anberber ressent de façon égoiste que c’est son enfance qu’on a tué. Mais il s’agit bien du fils de cette femme qui a été tué – et là, il décide finalement d’abandonner la recherche de sa propre enfance.
Il était sur le point de mourir, car retrouver son enfance, c’est une façon de mourir. L’enfance s’est évanouie d’elle-même, et ses souvenirs avec. Et là, il décide de s’installer et de commencer par la base.
Ce phénomène de la mémoire, d’être en relation avec notre passé est devenu de plus en plus important pour moi. Déjà dans HARVEST, BUSH MAMA, ASHES AND EMBERS, je mène cette recherche. Je partais du trauma, de la séparation, de la perturbation et du nouveau trauma quand on refuse de regarder son passé, qu’on intériorise, comme ce soldat à son retour du Vietnam, que la collectivité va aider à exorciser et à se libérer dans ASHES AND EMBERS.
Les africains ressentent particulièrement ce besoin de se tourner vers leur passé pour mieux se situer dans le manque de repères du présent et savoir quelle direction prendre. C’est ce qui m’intéresse quand je raconte des histoires. Je témoigne pour la nouvelle génération avec TEZA en exprimant mon point de vue.

Crédit photo Bill O’leary

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