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Nous sommes tous des Vénus Noires
Publié le : jeudi 18 novembre 2010
Vénus noire d’Abdelatif Kechiche

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Un corps qui a structuré l’imaginaire occidental

La Vénus Hottentote, on l’avait découverte, notamment avec le roman de Barbara Chase-Riboud en 2006 et on avait dès lors compris le rôle très important qu’avait joué ce personnage dans l’imaginaire occidental : un corps aux fesses énormes, un corps presque difforme, noir, exhibé en foire en Angleterre, et plus tard, un corps investi par les médecins chercheurs du Musée de L’homme, Cuvier et Geoffroy Saint Hilaire, pour incarner – c’est fort triste à dire – le « chaînon manquant » de la chaîne de l’évolution entre l’animal et l’homme. A l’époque, l’enjeu de taille pour la médecine scientifique était de prouver que ce n’était pas Dieu qui avait crée l’homme et la femme, mais que l’homme était le fruit d’une longue évolution. Ils ont donc mesuré, observé et puis, disséqué le corps emblématique de cette femme. Et toute la pensée occidentale repose sur cette analyse, pourtant grotesque. Cela, Vénus Noire le met bien en évidence.

Un film de la cruauté : montrer le corps esclave, sans idéologie

Rien de toute la cruauté de ce destin n’a été affadi par Abdelatif Kechiche, qui s’attarde sur les regards de Blancs sur le corps de cette femme noire : concupiscence, dégoût, fascination, mépris, lubricité, observation scientifique, enjeux idéologiques… Bien sûr, le parti-pris de l’un des cinéastes français le plus séduisants des années 2000, (après « L’esquive » et « La graine et le mulet »), est de mettre en évidence les jeux de regards qui fondent les rapports entre les races tels qu’ils se sont cristallisés à l’époque de la Vénus Hottentote, c’est à dire au tout début du XIXème siècle. Et il y parvient parfaitement.
L’anthropométrie et les sciences de l’Homme en prennent un sacré coup. En arrière plan, c’est le procès des relations coloniales qui est instruit. Mais on est encore avant cela, à une époque pré-coloniale où une femme noire fait figure de curiosité, et devient en quelque sorte, - et plus d’un siècle avant Joséphine Baker -, une star du monde occidental. On saluera la cruauté brechtienne du cinéaste, qui fait durer à l’infini les séquences montrant des rapports de domination, de sadisme, de sexe - plus longtemps bien sûr qu’elles ne l’auraient été dans la réalité. Et comme ces princesses en robes de soie, on enfourche la vénus au cul le plus sexy du monde pour s’embarquer dans le même plaisir sado-masochiste que celui qui fit, à l’aube du XIXème siècle, de la jeune Saartje Bartman une célébrité mondiale.

Saartje Baartman, une héroïne tragique

Abdelatif Kechiche n’a pas réalisé une deuxième « La Noire de ... », même si à bien des moments, on ne peut s’empêcher de mettre en relation le grand film de Sembène Ousmane avec Vénus Noire, dans la manière dont il dénonce, sans idéologie, l’instrumentalisation d’un corps féminin jusqu’à la mort. Dans « La Noire de ... », Mbissine Diop était une employée de maison sénégalaise, qui se retrouvait déracinée à Nice, prisonnière chez ses patrons français. Son monologue tragique menait jusqu’à son suicide. Mais la vénus hottentote, n’est pas seulement une victime, une esclave – même s’il est sans cesse question de cela -, et c’est en cela que Kechiche est un grand cinéaste. Au lieu de juger, il analyse et donne à chaque personnage sa chance. Même le plus salop des salops a sa raison d’être. Les deux esclavagistes afrikaner qui ont crée, exploité et vendu la dépouille de la Vénus Hottentote, eh bien ! à leur manière, ils ont aimé Saartje, ils ont partagé des choses avec elle. Notamment le lit, et le quotidien. Ils ont cru à quelque chose. Le génial Olivier Gourmet n’avait pas été aussi bon dans un rôle de sadique depuis « La promesse » des frères Dardenne où il incarnait, on ne l’a pas oublié, un esclavagiste des temps modernes.

Derrière la Vénus Noire, il y a une personne. Une volonté, un visage émouvant, décidé. Il y a Saartije. Une femme qui veut aller de l’avant. Qui souffre de ses blessures, car pas une seule fois ou presque, on ne la voit sourire. Elle boit. Elle pleure. Elle travaille. Mais elle avance. En bon analyste des relations dominants-dominés, Kechiche montre à quel point cette femme, qui est à peine considérée comme un être humain par certains, est érigée au rang de déesse par d’autres. Elle fait rentrer de l’argent. On la désire, on la veut. Elle est demandée. Elle le sait. Son pouvoir, même s’il lui coûte cher, elle le connaît. Lorsque l’un de ses employeurs, à cause du scandale, est accusé en procès, Saartje le couvre. « Non, je ne suis pas une esclave. Je travaille, je suis payée. Et oui, je veux continuer à faire ce métier. Je suis une actrice. Parce qu’avant, je n’étais qu’une domestique, aujourd’hui, je suis associée. » Est-ce là le parangon du discours sur la servitude volontaire, comme l’écrivait La Boétie ? C’est en tout cas une vision fort pénétrante et fine des relations de pouvoir et de domination.

Le corps noir qui danse : représentation, désir et show business

Saartije Baartman est montrée comme une femme qui assume son destin et le choisit. Elle n’a pas beaucoup de choix, mais elle choisit. Elle est quotidiennement humiliée. Mais elle garde une fierté de femme africaine. Et cela, la comédienne Yahima Torres, le joue à la perfection, entre souffrance butée et refus de se soumettre. Quand le baron Cuvier veut voir son sexe pour observer, on a bien dit observer, son fameux tablier hottentot, - excroissance des lèvres du sexe supposée avoir une signification dans la chaîne de la sélection naturelle, ah ah ! - , elle refuse obstinément de dévoiler ce qu’elle considère comme son intimité. Elle qui pourtant vit en montrant son corps. Mais pas n’importe quelle partie du corps. Elle refuse de montrer son sexe. Et lorsque le monsieur insiste, il se prend un grand coup entre les jambes, lui aussi !!.

On humilie pas ainsi le Blanc. Cuvier obtiendra quelques temps plus tard, après avoir laissé cette femme s’enfoncer seule dans la misère et la déchéance, de pouvoir accéder à son corps. Dans une séquence assez marquante, on le voit contempler à loisir ce corps désormais inerte et soumis, avant de le disséquer avec jouissance : les oreilles, le sexe…

Ce qui est demandé chez elle, c’est bien sûr ce qu’il y a de plus primaire et de plus sexuel dans le corps féminin. Dans le film, alors que son destin l’a fait échouer dans un bordel, on voit un libertin – mais la fin du XVIIIème siècle n’en regorgeait-elle pas ? – qui ne peut plus jouir qu’en la regardant danser. Pendant ce temps, il baise l’autre. La Blanche. Ainsi, les libertins de l’époque utilisèrent-ils ce corps de femme noire pour attiser leur désir, préférant l’assouvir dans un corps plus légitime. La Vénus Hottentote est à ce titre le paroxysme du complexe qui se cristallisera au XIXème siècle, et que l’historien Robert Munchembled a nommé le double standart masculin. La maman et la putain. La blanche et la Noire. Là encore, Kechiche a vu juste.

Bien sûr, la Vénus Hottentote nous pousse dans les confins de ce qu’on peut accepter pour le corps. Elle est femme et son corps hyper-sexué fascine, à ce titre. Parce qu’elle sait le bouger. Là, le décalage entre des mœurs hottentotes, c’est à dire d’une ethnie d’Afrique du Sud, et les complexes occidentaux – coincés du cul et voyeurs ! ainsi les anglais et les français sont-ils dépeints dans le film - , crée l’embrasement à Londres puis à Paris. Ce fut aussi le succès de Joséphine Baker dans les années trente à Paris. C’est toujours le cas : la danse africaine fascine toujours le public occidental. Les clips de R&B montrent toujours des fesses qui dansent. Bien sûr, le film pose la relation entre le corps noir et le corps blanc. Comme si, pour le regard occidental, le Noir n’était qu’un corps. Tandis que le Blanc était là, vêtu, pour y trouver une confrontation fantasmatique, un réveil à une chair lassée ou honteuse. Kechiche filme bien la rencontre de ces corps et de ces imaginaires. Et à le voir, la chair est triste, hélas.

Mais Saartje Baartman était une personne. Elle savait ce qu’elle faisait. Elle connaissait son pouvoir et elle en jouait. Comme le fou au temps moyenâgeux, elle avait su se trouver une place. Certes, terriblement peu enviable et cruelle, - puisque le film la montre rêvant d’une famille et d’une ferme en Afrique – mais aussi, une forme de gloire. Saartije Baartman n’est pas qu’un corps de femme honteusement disséqué, c’est aussi une star, au même titre que les stars hollywoodiennes ont dû vendre leur corps au regard de leur public impitoyable et avide. Il y a du Marilyn dans ce portrait de femme magnifique incarné par Yahima Torres. Le sourire pour la scène et derrière, la souffrance.
Abdelatif Kechiche a donné aussi cette dimension à son film. C’est une réflexion sur le spectacle, le show business, la cruauté des regards et l’envers du décor. La gloire et l’oubli. L’utilisation, la manipulation. Personne n’a aimé Saartjie, elle dormait seule tous les soirs, mais elle était célèbre. Rémi Martin, réapparu à l’occasion de ce film, dit dans le film que le spectacle, c’est ainsi : un jour la gloire, un autre les oubliettes... Et Vénus Noire est donc bien plus qu’une réflexion impeccable sur l’exploitation, les relations « nord-sud » dans leur genèse et leur structure, c’est aussi un film qui parle du cinéma.
Et en ce sens, nous sommes tous des Vénus Noires.

Caroline Pochon
Novembre 2010

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