Accueil > Archives > 2009 > 4 lumières d’Afrique à Lussas
4 lumières d’Afrique à Lussas
Publié le : dimanche 6 septembre 2009
Août 2009




Clap Noir s’intéresse depuis plusieurs années à Africadoc, un réseau de production et de distribution créé par Jean-Marie Barbe, qui est également le père des Etats Généraux du film documentaire, un festival qui a lieu dans son village natal d’Ardèche chaque été, à Lussas. Une importante production de films documentaires réalisés en Afrique par des réalisateurs africains émerge depuis quelques années autour d’Africadoc.
Une collection nommée Lumières d’Afrique a vu le jour cette année. Une génération de jeunes documentaristes africains est en train de s’affirmer. Nous avons rencontré cinq d’entre eux à Lussas. Plutôt que de commenter leur film, nous avons choisi de présenter leur parcours, leur approche et la vision qu’ils défendent de la représentation du réel sur le continent. Il y sera question de traditions et de modernité, de ville et de campagne, de politique, de rituels masculins et féminins. Chacun de ces cinéastes apporte une réflexion engagée sur les enjeux politiques et sociaux qui le touchent, qui vient éclairer le regard esthétique et narratif d’un film.


Gentille M. Assih
Itchombi, Togo / France

L’itchombi est un rituel de circoncision, pour les hommes d’une vingtaine d’années, qui a lieu dans un village togolais. Les hommes originaires de ce village viennent de partout en Afrique pour effectuer ce rituel. Originaire d’un village voisin, la réalisatrice togolaise tente d’intervenir sur ce rituel, en particulier au plan de l’hygiène, tout en le filmant.

(Extraits du débat après la projection)

Toutes les ethnies ont des rituels d’initiation au Togo. Cela concerne envion 200 personnes, certains viennent du Bénin pour faire cette initiation. C’est comme l’école en Europe, c’est la façon dont on nous éduque. Aujourd’hui, beaucoup de garçons refusent de faire la circoncision, parce qu’ils ont peur. Je me suis demandée s’il pouvait y avoir un moyen de poursuivre cette tradition, mais en faisant plus attention, en particulier à l’hygiène.

Est-ce difficile de filmer un rituel masculin, en tant que femme ?

Au début, j’ai été considérée comme une étrangère qui vient filmer. La deuxième fois, je suis venue en tant que femme, en tant que fille du terroir, sans ma caméra. Des discussions sont venues, ils ont vu que la femme pouvait avoir une caméra, et pas seulement porter des bassines ou aller chercher l’eau ! Une semaine après, ils ont oublié la présence de la caméra. Le jour de la cérémonie, les garçons devaient montrer qu’ils étaient courageux, les familles devaient montrer que leurs garçons étaient courageux. La caméra est devenue témoin. Il y avait aussi ceux qui allaient voir ces images. Au début, en tant que femme, cela a donc été difficile (je pense être la première à avoir pu filmer ces images). Mais je suis venue non pour critiquer mais pour discuter. Ils m’ont donc acceptée et m’ont permis d’être "dedans". J’étais parmi eux, donc avec eux, c’était devenu ma famille, les jeunes qui étaient circoncis étaient mes frères, ce qui fait que le tournage s’est bien passé. Je pense que ce film servira beaucoup au Togo, ce sera comme un miroir.

Jean-Marie Barbe
Ce n’est pas seulement une démarche ethnographique. C’est la démarche d’une cinéaste qui intervient sur le réel. Tu viens filmer en apportant la question de l’hygiène, la question du danger du Sida.

J’ai bien envie d’aider les communautés dans lesquelles je vais. Je suis venue avec une suggestion, je n’impose pas. J’ai appris que maintenant, cela était devenu obligatoire de prendre des mesures d’hygiène. Ils n’avaient donc pas en tête l’idée d’une femme qui venait faire un film, mais plutôt qui venait faire une suggestion. Il fallait que je puisse jouer avec les deux.

La salle
Avec notre regard occidental, on ne voit que l’aspect négatif de ce genre de rituel...

Je trouve cela très positif. La notion de communauté est importante chez nous. On dit que l’enfant appartient à sa mère tant qu’il est dans son ventre, mais après, il appartient à toute la communauté. En Europe, on parlerait des dix commandements, mais ici, l’initiation est une façon de leur inculquer des valeurs. C’est un travail psychologique. Le couteau est un défi qu’on leur lance. Le garçon prend conscience de la notion de défi, d’aller au delà de ses peurs. Les jeunes se concentrent, ils ne pensent qu’au couteau pendant des semaines. A Lomé, les hommes que je connais qui sont des initiés sont ceux qui réussissent le mieux dans leurs études, par exemple. Et qui respectent beaucoup les femmes. Dans cette communauté, on respecte les femmes. Quelqu’un qui a "reçu le couteau en lui" (c’est comme cela qu’ils le disent), avant de blesser quelqu’un, réfléchira par deux fois ! Il y a aussi l’idée d’accepter ses faiblesses. Et la femme sera toujours là pour le protéger, le défendre. Une femme se dit que son mari est comme son fils aîné, elle le protège.

Y a-t-il des rituels d’initiation pour les filles ? L’excision ?

On vous apprend des valeurs, on vous apprend à devenir des femmes mûres et réfléchies, à vous connaitre vous-mêmes. On vous donne des exemples à suivre, on vous donne des astuces de séduction... Mon prochain film parle de cela. L’excision, c’est très négatif ! Heureusement, je suis d’une région où l’on ne fait pas d’excision. Dans certaines régions où l’on fait l’excision, on ne parle pas de sexe. On ne laisse pas la femme s’épanouir sexuellement.

Ce n’est pas trop dur de se retrouver femme à filmer le corps des hommes ?

Le problème, cela a été plutôt les femmes, qui sont plus violentes dans la protection de leur intimité ou celle de leur mari. Mais les hommes, qui sont galants, se faire filmer par une femme... C’est plaisant ! Les hommes aiment montrer leurs muscles. Au départ, j’avais un problème de pudeur. Au début, ils étaient torse nu et après, ils circulaient librement nus dans le village. Ils m’ont expliqué que je n’avais pas à être gênée, parce que dans ce contexte là, cela ne posait pas de problème. Quand j’ai compris pourquoi, moi non plus, cela ne me gênait pas. C’était devenu normal dans ce village. Il n’y a rien d’obscène. Ils font la part des choses. Quand ils sont dans ce village, ils sont là pour un temps et ils respectent les règles, même s’ils viennent de la ville. Ils arrivent à concilier leurs deux vies. Quand ils sont chez eux, ils font ce qui se fait chez eux, quand ils sont ailleurs, ils entrent aussi dans les codes. Ils ont cette souplesse. Le regard que j’avais sur eux, ce n’était pas celui d’une femme qui regarde un homme nu, puisque c’était dans la règle. Dans le film, on voit des femmes qui dansent avec des hommes nus. Ils ont des cache-sexe. Donc les femmes et les enfants ne les voient pas comme des hommes nus !... Et les femmes voient l’opération, cela se fait publiquement. L’enjeu est de prouver que le garçon est courageux. Il doit rester impassible pendant l’opération. Et le premier témoin que l’on recherche, ce sont les femmes. Parce que l’objectif est de se faire respecter d’abord par sa femme, sa famille. La femme est la première personne qui doit vérifier s’il est courageux. Du coup, les femmes ont la compassion. Elles sont mères, elles souffrent quand leur fils souffrent, elles sont fières quand leur fils réussit cet examen là. Elles sont là pour dire "courage, nous te soutenons". Leur encouragement est important.

C’est une violence acceptée.

Les femmes, les enfants l’acceptent sans problème. Ils comprennent l’enjeu de le faire.




Mamadou Sellou Diallo
La gardienne des étoiles, Sénégal / France

Dans un poème filmé qu’il offre à sa fille qui va naître, le réalisateur sénégalais raconte de manière à la fois intime et pudique l’odyssée de la femme et la construction du corps féminin, qui préfigure bien des souffrances...

Jean-Marie Barbe
C’est un film à la première personne. Comment est venue l’idée de faire de la voix off l’élément structurant et racontant du film ?

C’est un film intime. J’ai conçu cette voix off comme un dialogue avec moi même, avec ma fille, avec ma femme, avec toutes les femmes. C’est né une nuit où je voyais ma femme souffrir. J’ai pris ma caméra et je me suis mis à la filmer. Peut-être pour prendre un peu de sa douleur ? Et puis, j’ai appris que j’allais avoir une fille et c’est devenu encore plus important. J’ai suivi la construction de son corps féminin et tout ce que cela raconte de ces femmes, très belles, mais aussi les histoires tragiques... J’ai voulu lui raconter cela. Dans un contexte social où la femme souffre beaucoup, où il y a énormément de violences faites aux femmes, le film dialogue entre l’intime et ce qui se passe au dehors. Parce qu’il faut lui raconter ce qui se passe au dehors, ce qui l’attend, en fait.

Gentille M.Assih
Merci, ce film nous aide beaucoup en tant que femmes. Mais est-ce que cela n’a pas été difficile de filmer cette intimité ? En tant que femme, je n’aurai pas laissé mon mari me filmer...

J’ai eu la chance d’approcher la nudité de femmes dans des espaces très intimes. Pour ma femme, il y a un rapport d’amour entre elle et moi, Dieu merci ! Pour les autres femmes aussi. La femme qui m’a montré les traces de sa maternité : je lui ai dit ce que je faisais, que je voulais montrer des choses que personne n’avait jamais vues et qui constituent des souffrances. Et elle m’a montré son corps, c’est aussi simple que cela en fait.

N’est-ce pas tabou de montrer une femme enceinte ?

C’est vrai, cela peut être tabou car on croit à des djins, mais pas de danger puisque l’enfant a deux ans et demi, maintenant ! Si j’avais dû montrer le film tout de suite à sa naissance, je ne l’aurais pas fait !




Rama Thiaw et Philippe Lacôte
Boul Fallé, la voie de la lutte, Côte d’Ivoire / France

La lutte sénégalaise, dans l’énergie du mouvement "boul fallé" ("trace ta route"), au Sénégal qui a porté Abdoulaye Wade au pouvoir. Hymne à ces jeunes banlieusards qui redeviennent de nobles guerriers, par une jeune réalisatrice franco-sénégalaise qui appartient à cette génération...

Philippe Lacôte (le producteur)
Rama Thiaw est arrivée avec un projet de court-métrage et à la fin de son cv, il y avait marqué : projets de luttes documentaires. Je lui ai dit : c’est cela qui m’intéresse ! On a fait le travail d’écriture ensemble. Ensuite, on s’est retrouvés à Africadoc. On avait envie de confronter notre écriture à une structure, de rencontrer des partenaires. Le projet a pris de l’ampleur. On a pu cerner l’intérêt que le projet avait. Le film s’est fait en deux ans.

Jean-Marie Barbe
Rama, tu es de ce quartier, c’est ton histoire. Comment se passe la fabrication d’’un film ?

Rama Thiaw
L’idée était de parler de la jeunesse sénégalaise urbaine. Je viens de Pikine, l’une des plus grosses communes de la banlieue de Dakar. Le mot "Pikine" vient du mot "déguerpir". Ce sont des gens qui fuyaient la campagne qui habitaient là, qui n’avaient pas forcément le terrain et que l’Etat venait déloger souvent. Vers les années soixante dix, ils ont pu s’installer sur ces parcelles. L’idée était de parler d’une jeunesse sénégalaise qui se bat sur place, et qui n’est pas celle qu’on représente dans les médias, qui est pauvre et désespérée. Avec leur musique, leurs codes, leur esthétique - qui est aussi mon esthétique -, je voulais raconter ma génération. C’est la génération "boul fallé". Le mot vient de la chanson de Awadi, le chanteur des PBS (positive black soul), qui est sortie en 1993, suite à la deuxième ré-élection d’Abdou Diouf, qui a été contestée. Il y a eu des grèves... La jeunesse voulait du changement. Elle soutenait l’opposant, Abdoulaye Wade, dont le slogan était : "sopi" ("le changement"). Cette jeunesse voulait du changement par rapport au pouvoir, mais aussi par rapport à la France. Elle s’est manifestée par le hip hop. D’autres ont suivi la voie de la lutte, un sport traditionnel qui avait été marginalisé. Ils ont modernisé cette tradition. Tyson arrivait dans l’arène avec le son des PBS, entièrement vêtu du drapeau américain. Il a pris son surnom par rapport au boxeur Mike Tyson. Toute la commune de Pikine, des millions de gens le supportaient. Il a commencé à remplir les stades. Les promoteurs ont investi. Aujourd’hui, la lutte est le premier sport national au Sénégal.

Philippe Lacôte
Je viens d’un quartier, en Côte d’Ivoire, qui est proche de celui-là, avec un million 500 habitants. C’est un quartier pauvre, qui a été montré du doigt. Et dans ce cas, il y a une solidarité, des mouvements qui sortent. Quand Rama m’a présenté ce projet, j’ai fait le lien. La lutte est moins populaire en Côte d’Ivoire, mais j’allais voir de la lutte, j’avais ces souvenirs-là.

Quelles étaient vos intentions esthétiques ?

Je voulais donner la sensation d’être très proche des corps. Pour les couleurs, je ne voulais pas de couleurs naturalistes. Je ne peux pas parler de l’Afrique entière que je ne connais pas, mais au Sénégal, il y a une lumière qui est belle, assez dure en été et plus douce vers janvier février, donc, il y a des millions de couleurs que je ne voyais pas dans des documentaires tournés au Sénégal. J’ai essayé de restituer ces couleurs que je voyais. Les lutteurs sont tout le temps dans une énergie très virile, très puissante. Nerveusement, c’était très chargé. Dans l’idée de restituer cette esthétique, il fallait faire appel au son, au mouvement, à un récit éclaté, parfois une couleur appelle une séquence... Le cadrage, le fait de filmer très près. Parfois en morceaux, toujours en mouvement, je le voulais dès le départ. La direction était là.

Philippe Lacôte
Et puis, on était d’accord politiquement, sur la manière de filmer ce pays !



Sani Elhadj Magori
Pour le meilleur et pour l’oignon !, Niger / France

Yaoro est paysan au Niger. Il cultive l’oignon. Il veut marier sa fille mais pour cela, il faut produire plus, bien vendre la récolte... Le réalisateur filme cette chronique villageoise, en cinéma direct, avec humour et intelligence : ce sont les membres de sa famille. On le regarde comme une fiction.

Comment est né ce film ?

Ce sont des choses que je veux raconter depuis longtemps. L’histoire de mon village. Ma formation d’agronome m’a permis de visiter d’autres villages et de voir la relation étroite entre les habitants et la culture, qu’elle soit vivrière ou d’exportation. C’est un village qui vit au rythme de l’oignon. Si la récolte est mauvaise, beaucoup de choses s’effondrent. Au Niger, nous cultivons beaucoup d’oignons. Et chaque pays cherche à s’approprier l’oignon nigérien. Je voulais montrer qu’il y a une certaine dépendance dans la culture de l’oignon. Les personnages qui sont dans le film : j’ai filmé ma famille. Les gens se sont donnés. Et dans mon prochain film, tout le monde veut être dans le film. Car quand le film a été projeté, les gens se sont reconnus : c’est comme cela qu’ils vivent, c’est comme cela qu’ils voient l’avenir, c’est comme cela qu’ils rêvent, c’est comme cela qu’il faut que l’on voie comment ils luttent.

Quelle est ton intervention sur le réel ? Le film se regarde comme une fiction...

Je voulais obtenir quelque chose. J’essaie de provoquer quelque chose. Par exemple, le couple sur la charrette : je voulais les filmer en train de discuter. C’est une question à l’ordre du jour. A chaque fois qu’un couple se marie, quand ils se voient, c’est toujours pour parler de ce qui empêche ! Autre exemple. La scène où la soeur vient chez la maman. Elle n’est pas venu "par son self-control"... ! mais elle est venue parce qu’elle a l’habitude de venir, de dire des choses. Moi, je lui donne l’occasion de vomir devant une caméra, de dire tout ce qu’elle avait envie de dire ! Et je crois que je lui ai rendu un énorme service ! Parce qu’elle a pu s’exprimer sans s’exposer à la bagarre ! Et la maman a accepté les choses, cela a fait un peu rire. Cette fille, c’est ma cousine. J’aimerais bien qu’elle soit chez elle, à l’abris de ce que les gens racontent. Donc, on ne peut pas me reprocher d’être venu exploiter la misère des gens, ou quelque chose comme cela. Donc, j’ai bien profité de cela. Les gens, quand je suis là, font comme si je n’étais pas là. Autre exemple, quand l’oncle est parti voir le chef de l’oignon, il n’avait pas l’habitude de le voir. Et ces messieurs là, ne font rien du tout ! Ils ont des choses à dire, mais personne ne vient leur poser de questions. Alors, au lieu de lui tendre le micro pour qu’il raconte ce qu’il veut dire aux paysans, j’ai dit : "tiens, mon oncle, va le voir"... J’ai donc eu recours à des mises en situation - pas des mises en scène -, pour obtenir un résultat. Je canalise les choses. Je n’avais pas l’intention de mettre d’interviews, de voix off. Je voulais faire une chronique rurale des choses telles qu’elles se passent.

Propos recueillis par Caroline Pochon

Également…
1

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75