Accueil > Archives > 2010 > Amoureuse et courageuse
Amoureuse et courageuse
Publié le : jeudi 15 avril 2010
Rencontre avec Yasmina Adi

« L’autre 8 mai 1945, aux origines de la guerre d’Algérie »
Documentaire 52’





Comment est venue l’idée de ce film ?

L’idée de ce film est venue en 2005, alors que l’on parlait de la loi du 23 février 2005, dans laquelle il était question d’inclure dans les manuels scolaires "le rôle positif de la colonisation". Cette loi a suscité un tollé, en France comme en Algérie. On a mis sur le devant de la scène le 8 mai 1945 en Algérie. Et je me suis souvenue que dans les manuels scolaires, je n’avais jamais rien lu sur le 8 mai 1945 en Algérie. Seule, la victoire sur l’Allemagne nazie était mentionnée. Et puis, j’ai eu un père très âgé, né en 1916, qui m’a beaucoup parlé de la secondaire guerre mondiale, à laquelle il a participé en tant que tirailleur algérien. Il me racontait que lorsqu’il avait été démobilisé en juin 1945 et était retourné en Algérie, beaucoup de gens étaient morts suite à cette répression. Tout cela m’a donné envie de parler de cet autre 8 mai 1945, qui est aux origines de la guerre d’Algérie.

C’est une porte d’entrée à la guerre d’Algérie, une pierre à l’édifice qui n’est pas des moindres, qui permet de voir que c’est en 1945 que la guerre commence. On fait souvent commencer la guerre d’Algérie en 1954....

Dans l’histoire de la guerre d’Algérie en France, on n’avance que timidement. Il y a encore dix ans, on ne parlait pas de guerre d’Algérie, mais des "événements" d’Algérie, sans oser prononcer le mot guerre. Il est difficile de tordre le cou à des termes officiels qui existent depuis tant d’années. Dans les manuels, on parle du 1er novembre 1954 pour le déclenchement de la guerre par une poignée d’hommes qui ont décidé d’être indépendants. Mais il y a forcément des origines. On ne déclenche pas une telle guerre s’il n’y a pas eu quelque chose avant. J’ai envie de parler aussi des films de réalisateurs comme Rachid Bouchareb, avec Indigènes : la valorisation des tirailleurs a permis de parler plus facilement de ces origines de la guerre d’Algérie. Car avant de parler de cette répression, il fallait forcément parler des tirailleurs algériens. L’histoire qui va se dérouler pendant les neuf années qui vont suivre 1945 va rendre ces gens bien décidés et déterminés à mener la guerre contre l’armée française.

Vous faites un travail d’historienne, même si c’est sous la forme d’un film et non d’un livre : archives, rencontre de témoins directs, rencontre avec un journaliste témoin privilégié de l’époque.

Je ne suis pas historienne, je suis documentariste. Et ce film est mon premier film : je suis une ancienne assistante à la réalisation, je n’ai pas fait d’école, j’ai tout appris le terrain. Je consulte des historiens. Les journalistes aussi, croisent leurs sources ! - Même si je ne suis pas non plus journaliste ! -. Mais il faut bien mesurer aussi le fait que la mémoire est sélective, elle ne retient que ce qu’elle veut bien retenir. Quand il parle d’un événement qui s’est passé il y a soixante ans, tout être humain va sélectionner une partie des souvenirs, en occulter une autre. C’est pour cela que les croisements avec d’autres sources sont importants. Il faut être rigoureux - comme un historien - et être accessible au plus grand nombre, parce qu’on fait un documentaire de 52 minutes pour la télévision.

Est-ce que l’intention du film était d’aller à la rencontre des témoins directs du massacre de Sétif, aussi bien du côté algérien que du côté français, comme on le voit dans le film ?

Rencontrer les témoins était l’idée de départ. Retrouver toutes les sources était aussi un travail indispensable à la préparation d’un film. L’historien Pascal Blanchard était aussi une intention de départ : qu’il vienne donner, plusieurs fois au cours du film, un point de vue d’historien sur les mécanismes de la répression coloniale. L’idée était d’analyser les répressions menées par le système colonial français comme une éternelle répétition. Une première répression comme celle du 8 mai 1945 étant une répétition générale, qui allait continuer et continuer jusqu’à ce que la mise au point soit parfaite ! L’idée n’est pas de montrer la répression pendant la guerre d’Algérie, mais bien de montrer que cela se passait comme cela dans tout le système colonial français.

L’utilisation qui a été faite des "tirailleurs sénégalais" pour assurer la répression en Algérie en 1945, et plus généralement dans le système colonial est bien montrée dans le film : Pascal Blanchard explique bien comment le système colonial a utilisé les différents pays colonisés les uns contre les autres.

En réalité, les spahis algériens, marocains, sénégalais... étaient tous des tirailleurs, qui venaient d’endroits différents de l’Afrique. Il faut comprendre que ces jeunes se sont battus ensemble sous le drapeau français pendant des années pour éradiquer le nazisme. Ils se sont battus ensemble, ont vécu ensemble, partagé la gamelle ensemble... A la fin de la seconde guerre mondiale, une partie des Algériens sont restés en France (ils ne sont pas rapatriés tout de suite, ils le seront à la fin de la répression). Mais on a pris les devant, côté français, après le 8 mai 1945 : on a envoyé leurs compagnons d’armes pour réprimer la population en Algérie. C’est très vicieux. Cela s’est déjà produit dans l’histoire coloniale : les Sénégalais sont allés réprimer au Maroc, à Madagascar, puis par la suite avec l’Indochine. On monte entre elles plusieurs communautés. Les "tirailleurs sénégalais" (qui n’étaient pas tous des sénégalais de nationalité mais des soldats d’Afrique Noire !) étaient la plus grosse troupe de répression dans les colonies françaises. Dans le film, un témoin parle également des "tabors marocains", qui sont aussi des tirailleurs, - comme les sénégalais - en disant : "ils sont arrivés dans le village et ils ont tout pillé." Voilà la différence. Les Tabors marocains étaient une troupe de répression, mais ils bénéficiaient d’un régime spécial : ils avaient droit de pillage. Ils l’ont donc fait en Italie, à Marseille... Pour les Sénégalais, c’était autre chose, mais beaucoup plus sordide (quand ils réprimaient et qu’ils allaient jusqu’à tuer les gens, ils faisaient des colliers d’oreilles avec les oreilles de leurs victimes). Ce n’était pas le propos du film. Montrer que les Sénégalais étaient une troupe de répression dans le système colonial était déjà ouvrir une porte. Mais on pourrait aller plus loin encore dans l’histoire de "nos glorieux tirailleurs de l’empire"... Le système colonial, vis à vis des tirailleurs, était vraiment pervers.

Côté français, cela a été difficile de trouver des témoins ?

Ils sont rarement contents que l’on parle de l’Algérie. Mais il n’y a pas une, mais plusieurs vérités. Des gens ont osé parler, sortir du discours officiel de la communauté "pied-noir". Avec le temps, les langues se délient. C’est complexe. Dès que l’on parle de l’histoire de l’Algérie, on renvoie deux communautés dos à dos. Mais entre les deux, il existe une nouvelle génération d’algériens, ou d’enfants d’immigrés qui n’ont pas vécu cette période et voient ces deux communautés s’affronter depuis 1962. Mon but était d’entendre tout le monde, les différentes vérités présentes. C’est au spectateur de donner son point de vue. Il est temps d’avoir un éclairage sur les faits sans être ni dans la version officielle algérienne, ou française, ou encore dans l’histoire "pied noir".

Il y a une grande intensité émotionnelle dans vos témoignages. On a l’impression de voir un souvenir enfoui qui jaillit pour la première fois. Une femme parle de sa peur. Ce n’est pas forcément très spectaculaire mais c’est sensible, sans idéologie. Il y a aussi cet homme qui raconte qu’il a été épargné de la mort...

Vous parlez de ce jeune homme, qui était Lahrcène Bekouche, qui n’a pas été jeté dans les gorges de Kerata. C’était de la barbarie. On les avait attaché avec des fils de fer barbelé. Mais il ne comprend pas, jusqu’à présent, pourquoi un jeune officier l’a épargné. On voit la peur et on décèle le côté humain qui se réveille chez certains. On a dépassé le stade du constat. Les personnages se replongent dans leurs souvenirs. Ils ont eu une trouille d’enfer. On est marqué à vie par une telle tragédie. Soixante ans plus tard, ces hommes et ces femmes sont marqués. Et comment ne pas être marqué à vie, lorsqu’on a passé dix sept ans en prison parce que l’on a manifesté pour demander l’indépendance, le jour de la victoire du 8 mai 1945 ? Il y a aussi l’absurdité de la chose. Comment a-t-on pu en arriver là.

Vous avez rencontré beaucoup de témoins ?

J’ai rencontré énormément de témoins, dans des villages... Mais ils ont tous plus ou moins vécu la même chose. Les choses se jouent au feeling, au montage. Il se passe un échange très fort, de vraies rencontres. C’est comme tomber amoureuse ! Je marche au coup de foudre. Avec eux, cela a été le coup de foudre… Beaucoup sont morts aujourd’hui. Un film est une aventure humaine. Lorsqu’on fait un film sur une répression, on a intérêt à aimer son sujet, à aimer ses témoins et toutes ces choses qu’il va falloir porter.

Comment le film a-t-il été accueilli ? En France ? En Algérie ?

En France, plusieurs pied-noirs ont levé la voix : avant même que le film ne soit diffusés, ces personnes critiquaient déjà le film. Du côté du public français algérien, comme j’ai fait un site internet du film, j’ai eu beaucoup de remerciements. Quand je fais des projections publiques en France, je constate que le film intéresse tout le monde, et pas seulement la communauté algérienne ou maghrébine, d’enfants d’immigrés de France. C’est mixte. Les gens s’approprient leur histoire. Ce n’est pas qu’une histoire qui se passe sur le territoire algérien, c’est un moment particulier, le 8 mai 1945. Du côté français, le film est donc plutôt bien passé. Concernant le nombre de morts liés à la répression, je ne donne pas, dans le film, les chiffres officiels français (ni les chiffres algériens, d’ailleurs). Pourtant, il y a eu une demande très forte du film, notamment dans les médiathèques françaises, ce qui fait que l’on a édité un DVD. C’est une reconnaissance, de voir que ce film est dans toutes les médiathèques en France. Concernant l’Algérie, il y a eu une projection tardive, car j’avais déjà montré le film dans de nombreux festivals. Il y a eu une avant-première à Alger, un an après, avec une tournée de quinze date dans toute l’Algérie. Elle s’est très bien passée, même si dans mon film, je n’annonce pas le chiffre officiel de 45.000 morts ! J’ai fait les quatre coins de l’Algérie, je rencontrais les jeunes. Je me suis rendue compte que l’histoire n’était pas encore bien façonnée dans leur tête. Ils étaient contents, et assez surpris, de voir qu’une femme assez jeune – et non pas un moudjahidin de soixante ans ! – avait réalisé ce film, pour parler de l’histoire de leur pays autrement. A l’étranger aussi, dans des festivals, c’était surprenant de voir l’intérêt que suscitait le film. Cela a été une très belle aventure.

Comment cela s’est passé avec France 2 ? C’est un peu l’histoire officielle qui passe sur France 2 ?

Oui, mais il ne faut pas faire d’amalgame, on est tout de même plus au temps de l’ORTF ! Les personnes qui s’occupent de l’Histoire à France Télévision connaissent l’Histoire. C’est France 2 qui a coproduit ce sujet. Et dès le départ, tous les ingrédients que j’avais sur ce film étaient là et les gens de France 2 ont adhéré tout de suite. Je ne pense pas qu’ils auraient eu ensuite le culot de dire que ce n’était plus officiel. Il n’y a pas de comité de censure. C’est le sérieux du travail, comme tout diffuseurs. S’ils n’étaient pas sûrs de mon travail, ils auraient pu demander des preuves. Mais je n’ai pas eu de problèmes, on ne m’a demandé aucune modification. - L’histoire officielle française annonce 102 morts.

Le film est à charge contre le Général de Gaulle

Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac. On dit souvent « les pieds-noirs » mais tout le monde ne réagit pas de la même manière. Ce qui est important, et c’est ce que l’on a envie de faire comprendre au spectateur, c’est de savoir qui est « derrière » tout cela. L’armée française, quand elle met en action ses tirailleurs… Ce n’est pas le général Henri Martin qui s’est levé un beau matin en disant « on va tous les tuer ». Il y a des ordres bien précis. Quand, à Guelma, la police civile fait des hécatombes pendant des jours, en menant une répression terrible contre les Algériens, il y a un sous-préfet de police derrière, qui utilise un texte de loi lui permettant d’appliquer un couvre-feu en s’aidant de milices civiles. Donc, ces milices civiles sont sous l’autorité d’un sous-préfet de police. Et ce sous-préfet de police a lui aussi une hiérarchie. Un général comme le général Duval ou le général Henri Martin ne prennent le risque de donner certains ordres que parce qu’ils ont bien d’autres ordres au sommet. Il faut appeler un chat un chat. L’histoire est folle et se répète, et ce n’est pas uniquement pour le général de Gaulle. Il y a eu beaucoup de répressions, et même encore récemment et les hommes politiques ont leur part de responsabilité. Je ne suis pas d’accord pour que l’on mette éternellement dos à dos pieds-noirs et Algériens. Ces polémiques sont dirigées par des hommes politiques qui ont leur part de responsabilités. L’Histoire, c’est l’Histoire. Elle est déjà écrite, je ne fais que la raconter. Je ne vais pas donner le beau rôle au Général De Gaulle ou à d’autres. Il faut pouvoir placer des mots. C’est bénéfique, même pour les nouvelles générations, de découvrir l’Histoire. Ce n’est pas gentil pour tout le monde, mais chacun doit assumer ses responsabilités. C’est important de poser des actes, des mots et des responsabilités, pour pouvoir avancer dans l’avenir.

L’Histoire, c’est aussi l’historiographie. Un film comme le vôtre fait bouger l’Histoire et la manière dont on la raconte.

Le film m’échappe un peu et c’est bien que les gens se l’approprient. Des profs, en France ou en Algérie, donnent des cours avec mon film. Il est gratuit dans les médiathèques.


Connaissez vous le film réalisé par Medhi Lallaoui sur le 8 mai 1945 ?

Oui, il a été réalisé en 1995 et parle exclusivement de la répression menée à Sétif. C’est un film qui a le mérite d’avoir été fait à une époque où l’on n’en parlait pas en France et où, en Algérie, c’était la guerre civile. J’ai vu le film de Medhi Lallaoui il y a plus de quinze ans et j’imagine que cela n’a pas été facile de filmer dans des lieux reculés, proches des montagnes, aux envions de Sétif.

Y a-t-il des projets en 2010 ?

Je ne préfère pas parler de mon prochain projet, actuellement en écriture, tant qu’il n’est pas signé. Mais il y a des projets !!

Propos recueillis par Caroline Pochon

Site web du film

Également…
1

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75