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Implacable
Publié le : samedi 12 novembre 2011
Ici, on noie les algériens de Yasmina Adi




En 1961, la guerre d’Algérie dure depuis plusieurs années, cristallisant beaucoup d’enjeux politiques français, même si cette guerre ne dit pas son nom. Le 17 octobre, à l’appel du FLN, a lieu une manifestation d’Algériens vivant à Paris, pour protester contre le couvre-feu qui leur est imposé. La répression est sanglante. C’était il y a cinquante ans.

Implacable, l’événement le fut. Implacable, la réalisation de Yasmina Adi, qui a choisi de raconter le massacre du 17 octobre 1961 dans un magnifique documentaire sur grand écran, Ici, on noie des Algériens. La réalisatrice a eu envie de parler de ce moment - trop tu - de l’Histoire lors de ses recherches pour le film précédent, L’autre 8 mai 1945, qui parlait du massacre de Sétif. Dans les deux cas, la police et l’armée françaises massacrent des manifestants algériens en lutte pour l’indépendance nationale, mettant la France des droits de l’Homme et la France coloniale face à sa plus cruelle contradiction. Le 8 mai 1945 a eu lieu à Sétif, en Algérie. Le 17 octobre, c’est à Paris qu’a lieu le massacre.

Un récit documentaire haletant, monté comme une fiction

Yasmina Adi a affûté ses positions et ses outils. Avec des archives puissantes et très bien traitées, elle mène le récit haletant, aussi haletant hélas, qu’un polar noir et blanc des années soixante, de l’événement. Elle construit un brillant montage alterné, mettant pied à pied les forces en présence.
D’une part, des manifestants engagés, sortant dans la rue, recherchant le point de ralliement. Et ça tourne au drame dans la nuit. Quelques témoins de l’époque, comme cet homme ayant réchappé de peu à la mort, raconte le moment où le « panier à salade » ou encore le « mille kilos » a ouvert la porte au dessus de la Seine… ! Une femme raconte comment elle a vu son mari rentrer blessé, tabassé, le visage explosé. Une femme, médecin à Sainte Anne, raconte comment elle a dû accueillir tous les blessés matraqués au crâne, certains fendus. Un autre médecin explique qu’il a choisi de laisser s’enfuir les détenus…
En face, dans des bureaux blancs vitrés, comme dans un film de Stanley Kubrick, ceux de la Police, on guette la progression des manifestants sur les plans de Paris et de la RATP, on lance des ordres par pneumatiques et coups de téléphone, tandis que les CRS fourbissent leurs armes, leurs matraques, dans les camions prêts à intervenir. Le suspens est fort, terrible, la tension monte, tragique.

L’événement en Histoire

Radicale, la réalisatrice a choisi de ne pas retracer le contexte historique. D’autres films l’ont fait, le feront. Elle se concentre sur la description de l’événement. Elle le dissèque et en met en scène la dramaturgie, la tension, l’horreur, les séquelles et avatars. Son pari est réussi. Cinquante ans après, l’événement n’est pas le moment incompréhensible auquel on peinerait à donner du sens. Les historiens se méfient parfois de l’événement. Yasmina Adi a choisi de le rendre intelligible et indispensable. Dans son film, il apparaît comme le point focal des enjeux structurels, qu’il cristallise et transforme irrémédiablement. Le 17 octobre 1961, la guerre d’Algérie est entrée dans Paris et c’est le début de la fin, les accords d’Evian seront signés six mois plus tard, le 18 mars 1962.
Ses acteurs, les forces en présence (d’un côté des hommes algériens, souvent jeunes, travaillant en France, répondant à l’appel du FLN, parfois soutenus par des militants français, de l’autre, des forces de l’ordre cristallisées autour de Maurice Papon, dont la carrière semble aller d’un massacre – l’autre), sa temporalité (la nuit, l’automne, les quelques journées), sa géographie (Paris, un décor urbain qui a connu bien d’autres mouvements de foule et bien d’autres répressions, à commencer par celle de la Commune, la proximité du fleuve aussi, mais également un Paris désormais quadrillé par la technologie des années 60 : réseau du métro, contrôles rendus plus efficaces, centralisés) : tout est prêt pour la bataille. La manière dont les choses se déroulent est important également. D’un côté, des manifestants sans armes. De l’autre, des forces armées. Les lieux font sens également, dans la répétition. Beaucoup de manifestants sont raflés au Vel d’Hiv… Un témoin raconte leur calvaire, sans eau, durant plusieurs jours. Autre écho, les expulsions en avion. Les images sont saisissantes. Il y a aussi ceux que l’on a jamais retrouvés, qui ne sont jamais rentrés de la manifestation, qui n’ont jamais eu de sépulture. La douleur d’une épouse pour seul témoignage. Et en face, la propagande, comme pour Sétif, sur les chiffres des disparus. La version officielle.

Briser la loi du silence

Sans chercher à rendre trop explicites les lignes de forces ou diagonales qui traversent les événements, époque après époque, le film montre un rapport de force qui semble être toujours le même, à travers le temps. Pas de glose, un récit fort, qui blesse, mais pas autant que la mémoire non-dite, honteuse, terrifiée ou trop blessée ou encore - coupable. La réalisatrice a le courage de briser ce tabou pour libérer les consciences, en France et en Algérie, en espérant que cet événement traumatique, une fois raconté, cesse d’agir dans l’ombre du non-dit. Une fois de plus, le documentaire paraît un des seuls outils, sinon le seul, capable d’empoigner la mémoire collective afin de faire œuvre de deuil, pour ceux qui ont souffert et n’ont jamais pu le raconter, pour ceux qui ont fait souffrir aussi, et pour les générations qui s’ensuivent.

Caroline Pochon
9 novembre 2011

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