Accueil > Archives > 2010 > La voie d’Isabelle Eberhardt
La voie d’Isabelle Eberhardt
Publié le : samedi 2 janvier 2010
De l’anarchisme à l’Islam au début du XIXème siècle en Algérie




Isabelle Eberhardt ou la fièvre de l’errance
Documentaire d’Ali Akika

Dans "Isabelle Eberhardt ou la fièvre de l’errance", Ali Akika voyage sur les traces de l’écrivain d’origine russe, d’El Oued en passant par Alger, Béchar, Kénadza et enfin Aïn Séfra, où elle repose dans un cimetière, dans le silence de ce désert qu’elle a somptueusement décrit.

Le film a été montré en ouverture des Ecrans documentaires d’Arcueil en octobre 2009.

Entretien avec Ali Akika

Un jour, je suis allé au centre culturel algérien. Une troupe jouait le texte d’Edmonde de Charles-Roux, la biographe attitrée d’Isabelle. J’ai fait connaissance d’Edmonde Charles-Roux. Je me suis mis à lire tout ce qui avait été écrit sur Isabelle. J’ai fait ensuite la connaissance d’un couple d’écrivains, Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu. Isabelle parlait, dans ses textes, d’une époque où il y avait peu de textes écrits par des Algériens. Elle venait de l’extérieur (puisqu’elle était européenne, russe plus exactement), et elle parlait avec sympathie du peuple algérien. Elle avait aussi un regard critique vis à vis de la colonisation. Et puis, elle décrivait aussi le paysage de l’Algérie, les différentes régions. Elle s’intéressait à la culture, de façon générale. C’est une époque de l’Algérie que je ne connaissais pas.

Dans le film, vous avez retracé le parcours d’Isabelle Eberhardt en Algérie.

Je suis allé en Algérie avec une équipe légère et j’ai suivi l’itinéraire d’Isabelle. Elle a débarqué à Annaba, puis elle s’est rendue à Alger, où elle était journaliste, correspondante de guerre, pour un journal qui s’appelait Al Ahrba. Puis, à El_oued, elle a failli mourir après une tentative d’assassinat : un algérien, issu d’une zaouias, sous prétexte qu’elle était chrétienne et qu’elle venait... convertir les gens... - un excité ! - a failli la tuer et l’a blessée. Les Français, le deuxième bureau, voyant d’un mauvais oeil sa présence en Algérie parce qu’elle avait des écrits et des attitudes critiques vis à vis de la colonisation, en ont profité pour l’expulser vers la France pour trouble de l’ordre public. Elle a retrouvé son frère à Marseille et a fait revenir d’Algérie son mari, qui était algérien, mais qui bénéficiait de la nationalité française (il était fonctionnaire dans l’administration). Là, elle s’est mariée avec lui et elle a acquis la nationalité française. Forte de sa nationalité française, elle est revenue à Alger.


Isabelle Eberhardt enfant

Isabelle Eberhardt a eu un incroyable destin, elle est aussi une grande écrivain.

Le film raconte l’histoire de cette femme russe qui vient en Algérie, qui se convertit à l’Islam, qui se marie avec un autochtone. Elle est née dans un milieu anarchiste, en Suisse, qui à l’époque était un lieu de refuge pour beaucoup de gens. Elle qui était née dans une famille aristocratique, elle se retrouve en Algérie, avec d’autres moeurs, une autre religion. En tant qu’écrivain, elle s’est accomplie en Algérie. Elle a vécu un peu à Paris, elle a écrit quelques textes qui ont été remarqués, mais c’est surtout en Algérie qu’elle est devenue écrivain. Je pense que la légende d’Isabelle, s’il y a légende, est due à la littérature. Beaucoup de femmes se sont aventurées dans des contrées lointaines, mais elles ont disparu dans l’histoire, alors qu’Isabelle a construit sa légende. Elle était un grand écrivain.

Etes vous tombé amoureux d’Isabelle ?

Il y a un rapport de tendresse ou de séduction avec une femme comme cela. Elle raconte que pour tromper l’attente de son mari, elle peignait et écrivait et lorsque son mari arrivait, elle lui faisait des déclarations enflammées. Et je me suis dit : "j’aimerais qu’une femme m’aime comme cela". On peut tomber amoureux d’une femme qui exprime comme cela son amour. C’était une très belle femme. Et elle avait le charme slave... On parle de l’âme russe. Elle représentait un peu le mythe de la beauté slave. C’était une passionnée ! Elle est née à Genève et elle avait une grande liberté, elle critiquait les bourgeoises qui allaient au théatre pour trouver un mari. Elle était une femme libre. Une fois qu’elle a rencontré son mari, qui représentait beaucoup de choses pour elle, j’ai senti la passion de l’amour. Elle s’est mise à aimer avec passion.

Dans le film, on voit qu’elle s’habillait en homme pour pouvoir circuler librement.

S’habiller en homme dans un pays où les femmes ne sont pas dans l’espace public, c’est une manière de passer inaperçu. Les gens n’étaient pas si naïfs. Elle allait chez eux, mangeait avec eux, dormait avec eux, forcément, elle avait les traits d’une femme, et même d’une jolie femme, ils n’étaient pas dupes. Mais en tant qu’Algerien, je dirai qu’il y a deux choses qui créent la sympathie avec une étrangère : parler la langue arabe et se convertir. Dès lors, elle était acceptée dans la communauté, qui acceptait la dissimulation de son identité. Ils ne faisaient plus attention à cela, ils la voyaient en tant que membre de leur communauté. A partir du moment où vous parlez la langue arabe, vous parlez la langue de Dieu. Si vous êtes en plus musulman, vous faites partie de la "oumma", la communauté des croyants, donc, vous êtes intégrée et plus personne ne peut contester votre statut. Ces deux choses expliquent qu’elle se soit habillée en homme.

On peut imaginer qu’elle ait eu cette ambivalence homme-femme à l’intérieur d’elle-même.

Il y a même un livre de Denise Brahimi qui suggère qu’Isabelle est une femme lesbienne, qu’il y a une ambiguité dans son identité. Il est vrai que dans ses nouvelles, elle parle au masculin. Est-ce parce qu’il y a une part de masculinité chez elle ? Je laisse la porte ouverte, je ne sais pas exactement.

Est-ce que, parce qu’elle vient d’ailleurs, elle peut se permettre cette excentricité de s’habiller en homme ?

Le fait qu’elle vienne de l’extérieur lui a donné une certaine liberté en Algérie, où l’on respecte chez l’étranger sa culture, sa religion.

Est-ce qu’elle a fait école, en Algérie ?

Non, elle n’a pas vécu très longtemps. A l’époque, elle ne pouvait pas être un modèle. Il n’y avait pas de médiatisation. Et puis, elle ne cherchait pas à être un modèle, elle cherchait au contraire à ressembler aux femmes algériennes. Elle était membre d’un zaouïa, et elle voulait vivre comme les femmes de là-bas. Je ne pense pas qu’elle ait eu ce côté provocateur.

Est-ce qu’on peut dire qu’elle a épousé le statut de la femme traditionnelle, tout en endossant l’habit masculin pour avoir accès à la vie civique ?

Dans l’Algérie et les zaouïas, c’est, selon moi, l’aspect spirituel qui l’intéressait. Elle n’a jamais fait de concesssion sur le plan des moeurs et des rapports entre hommes et femmes. Dans ses écrits, elle critique le statut des femmes, leur oppression, leur enfermement. Elle a toujours porté avec elle sa culture d’européenne anarachiste. Elle dépassait intellectuellement son mari. C’est cela, le paradoxe de cette femme : elle était impressionnée par la spiritualité et elle recherchait dans l’Islam un apaisement de l’âme. Mais sur le plan social et des relations homme-femme, elle n’a jamais fait de concessions. Elle a dénoncé dans ses écrits la prostitution des femmes. Elle était très critique de l’archaïsme et du féodalisme de la société algérienne. Dans le même ordre d’idées, elle louait la liberté des berbères en Algérie et déplorait que cette liberté ait été contrecarrée par la présence des arabes et de l’Islam. Elle avait compris beaucoup de choses. Encore une fois, elle avait des rapports très avant-gardistes, tout en étant spirituelle et fière d’être musulmane.

On peut la considérer comme une féministe ?

Ses premiers textes, à Paris, étaient féministes. Et si on l’a redécouverte après mai 68, c’est pour sa dimension féministe, à travers ses textes.

Est-elle une figure mythique en Algérie ?

Elle fait partie de l’imaginaire des gens du Sahara. C’est la fierté des gens du sud, parce qu’elle a vécu dans le sud. Sa tombe est bien entretenue à Aïn Sefra. Elle fait partie de l’imaginaire de l’Algérie du désert, ainsi des confréries religieuses, des zaouïas, parce qu’elle a été membre d’une importante zaouïa, celle de l’émir Abd El Kader, qui est devenu un chef d’Etat, l’émir qui s’est opposé à la colonisation. Donc, on peut dire qu’elle fait partie de l’imaginaire d’une partie de l’Algérie, en particulier chez des gens qui ont une certaine culture historique. Je pensais avant de faire ce film qu’elle faisait partie de l’univers littéraire de la France, et non pas de l’Algérie. En faisant ce film, j’ai découvert qu’elle faisait aussi partie de l’imaginaire algérien.

Est-ce qu’on peut dire que c’est une sorte de sainte ?

Je ne dirai pas cela ! La sainteté, dans l’Islam, n’est pas comme dans l’Occident chrétien. Nous avons des saints, mais ce n’est pas le même statut. Pieuse, oui. Mais les gens savent aussi qu’elle fumait, qu’elle vivait seule, parce que son mari était souvent absent, qu’elle a eu une vie mouvementée avant, qu’elle a eu des relations sexuelles très libres, donc, on ne peut pas dire que c’est une sainte ! C’’est un exemple de piété, plus que de sainteté.

Le film accorde une dimension importante à la dimension spirituelle de son engagement. Son arrivée comme étrangère, sa conversion renvoient à des choses fortes.

Je pense que l’Islam a une grande importance pour elle. Elle était déchirée. Elle n’avait pas connu son père. Il y a donc un besoin de spiritualité très fort. Elle est née à l’époque où Nietzsche proclamait "Dieu est mort", où la spiritualité était battue en brèche. Elle s’est retrouvée dans des pays qui eux, n’ont pas connu cette absence de Dieu, ou cette perte de Dieu.
On n’a pas mis suffisamment en avant sa lutte contre le racisme, l’antisémitisme que subissaient les gens là-bas et on a retenu que sa conversion. Mais l’aspect engagement politique est aussi important que la conversion à l’Islam. Le fait qu’aujourd’hui, en France, l’Islam soit au devant de la scène, doit influencer la lecture que l’on fait de l’engagement d’Isabelle. C’est lié à notre époque, à nous.

Elle était juive, aussi ?

On le dit, mais c’est faux. On a dit qu’elle était homosexuelle. On a dit qu’elle pouvait être la fille de Rimbaud, parce qu’il était à la même époque à Genève, mais on a prouvé que ces choses étaient infondées.

Est-ce qu’elle peut être citée comme une pionnière, du fait de sa conversion à l’Islam notamment ?

Il y a beaucoup d’Occidentaux qui se sont convertis à l’Islam. Ce sont plutôt des individualités, des personnes nées dans un continent qui a connu une civilisation dotée d’une grande ouverture d’esprit, qui a permis à quelques grands intellectuels de s’ouvrir sur une autre religion. Je ne pense pas que cela soit un modèle. Surtout, à l’époque, ce n’était pas très médiatisé.

A la période du colonialisme triomphateur, elle choisit d’épouser la religion de ceux qui sont opprimés, c’est une démarche singulière à son époque.

La révolution russe n’est pas très loin (Lénine s’est exilé à Genève, il se peut qu’elle l’ait côtoyé). C’est vrai qu’elle est née à une époque où l’Occident impérialiste avait colonisé de nombreux continents. On est à la veille de la première guerre mondiale, qui sera une boucherie. Elle a pu vouloir chercher "quelque chose d’autre", dans les pays qui sont justement les victimes de cette colonisation. Mais c’est difficile de faire la part des choses, entre son besoin d’une spiritualité qu’elle ne trouvait plus dans une Europe "déchristianisée" et son enfance, dans des milieux socialistes, anarchisants, qui fait qu’elle s’est mise du côté des opprimés. Je vois les deux, chez elle : la démarche de combler son vide existentiel, et aussi, une démarche politique.

On entend souvent parler d’Islam, en France, avec des connotations réactionnaires du fait de l’islamisme, mais le destin d’Isabelle Eberhardt prouve que l’on pouvait être féministe, avoir des idées sociales très modernes et embrasser la spiritualité musulmane. Elle a réussi cette synthèse.

La religion est à la fois une explication du monde et un message spirituel. Mais il ne faut pas oublier que notre époque a vu naître ce qu’on appelle le phénomène islamiste, une lecture littéraliste, rétrograde et réactionnaire de l’Islam. Ce phénomène obéit à des conditions historiques. Mais il ne faut pas oublier que les plus grands poètes sont nés à l’intérieur de l’Islam. Il y a eu aussi de grands savants, de grandes civilisations. Pour moi, ce qui est en jeu, ce sont les capacités d’une société à vivre sa spiritualité, à s’adapter à son époque. A une époque, l’Islam n’a pas été un frein à la science ou à la poésie et à la culture. Mais inversement, l’enfermement dans une lecture intégriste de l’Islam a fait que des sociétés entières ont périclité. La religion peut-être un stimulant ou un frein, selon les époques. Il faut une lecture historique et philosophique pour comprendre ces mouvements.

Propos recueillis par Caroline Pochon

Isabelle Eberhardt ou la fièvre de l’errance
Réalisé par Ali Akika, 52’
Une coproduction Les productions de la Lanterne, La Seine TV et RTV
Contact : Les productions de la Lanterne
8, ave de la Porte de Montrouge Paris 14è Tél : 01 45 39 47 39 Fax : 01 45 39 02 96
E-mail : info chez lalanterne.fr - www.lalanterne.fr

Également…
1

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75