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Tilaï, 20 ans après
Publié le : jeudi 21 janvier 2010
Que cachait Idrissa Ouedraogo au fond de ses calebasses ?




A l’occasion de la belle programmation baptisée Etoiles d’Afrique organisée par la fédération des MJC d’île de France, en partenariat avec le Fespaco ainsi que de CulturesFrance, nous avons pu, dans différentes villes d’Île de France, redécouvrir les chefs d’oeuvre du cinéma africain. Invitée comme intervenante, réalisatrice et rédactrice à Clap Noir depuis 2004, j’ai revu Tilaï, d’Idrissa Ouedraogo.

Qui est Idrissa Ouedraogo ? Il a 21 ans lorsqu’il tourne son premier long métrage, Yaaba, un succès, et il tourne Tilaï l’année d’après, en 1990. Celui que beaucoup appelleront le "wonder boy", originaire du sud du Burkina Faso et passé par la prestigieuse IDHEC à Paris, a l’ambition de sortir le cinéma africain de son "ghetto". Il n’est pas de la génération des pionniers et propose de raconter de belles histoires, et non pas de refaire le monde grâce au cinéma. Il faut toucher tous les publics, et pas uniquement le public africain. Pour autant, il faut faire des récits purement africains, qui soient un "antidote à l’exotisme ou à l’ethnographie". Il faut des équipes techniques parfaites, des scénarios parfaits, qui touchent à l’universel. Tilaï pousse ce raisonnement à la perfection et personne ne s’y trompera : le film est d’abord primé au festival de Cannes, puis obtient l’étalon d’or du Yennenga en 1991, ainsi que le prix de la meilleure musique pour l’oeuvre originale du sud-africain Abdullah Ibrahim, ou Dollar Brand. Dans les années quatre vingt dix, on a pu reprocher à des films comme Tilaï, qui se passent au village, dans un passé intemporel, d’être des films "calebasse", c’est à dire des films masquant la vraie réalité africaine, celle des villes, celle de la politique. Montrons que derrière les calebasses de Tilaï, une réflexion politique était bien évidemment à l’oeuvre, ce qui fait la force de ce film, lorsqu’on le redécouvre, trente ans après et sans une ride.

Calebasses et politique

Le cinéma africain, né dans les années soixante, a d’abord eu une dimension politique. Il faut comprendre la mission dont se sont sentis investis les réalisateurs, au temps des indépendances. Pour eux, le cinéma, un art pouvant s’adresser à tous les Africains dans leur propre langue (y compris et surtout pour les masses analphabètes), était un élément primordial de la réappropriation de leur propre histoire par les peuples. Au Fespaco, où se réunit tous les deux ans depuis 1972 la fédération des cinéastes (Fepaci), on parle du cinéma comme un outil de lutte. Il faut ajouter que la plupart des réalisateurs ont une formation politique (soit sous l’influence du marxisme par l’engagement syndical lors d’un séjour en France pour Sembène Ousmane, soit grâce au passage par des formations cinématographiques à Moscou, comme par exemple Souleymane Cissé). Ils donnent donc une dimension politique aux thèmes abordés dans leurs premiers films (on critiquera parfois, à l’époque, le cinéma "de pancarte"). La Noire de, Emitai, Camp de Thiaroye, Ceddo... de Sembène Ousmane, Baara, (le travail) de Souleymane Cissé, ou encore les films de Mahamat Johnson Traoré sont inspirés par une pensée politique forte et militante. Mais les gouvernements des pays indépendants ont déçu les cinéastes et l’élan politique est retombé... Idrissa Ouedraogo fait partie d’une deuxième génération de cinéastes africains, qui n’ont plus la prétention de changer le monde, dans les années 80-90, mais de raconter de belles histoires, en l’occurrence, des histoires africaines. Il va épurer la forme, la rendant universelle. Aussi bien pour un public africain que pour un public qui ne connait rien à l’Afrique.

Un drame familial qui rappelle la tragédie grecque

Dans Tilaï, on retrouve une Afrique mythique, intemporelle (pas de traces de la modernité, sinon le fusil et en tout cas, aucune trace de la présence du Blanc, ni école, ni dispensaire, ni téléphone, ni télévision !), belle dans sa simplicité. On a presque envie de dire biblique. (Mais les juifs en exode ont tué le père, du moins, c’est ce qu’affirme Freud dans "Moise et le monothéisme"). Les enjeux familiaux de la vie au village ont une intensité dramatique qui rappelle les villes de la Grèce antique. On pense aux tragédies : Oedipe, Antigone, Médée... qui reposent comme ici, sur l’unité de lieu, de temps et d’intrigue.

Une analyse critique de la famille africaine traditionnelle

En fait, l’analyse critique de la famille africaine fait partie de la tradition du cinéma africain depuis ses débuts. Le wazzou polygame, de Oumarou Ganda, Niger, premier étalon du Yennenga en 1972, racontait le conflit qui opposait un jeune homme pauvre et un homme mûr et riche pour épouser une femme. C’est une trame dont s’inspire en partie Tilaï, en la radicalisation puisqu’ici, c’est un père qui s’oppose à son fils pour le choix conjugal. Xala, de Sembène Ousmane, 1974, a plusieurs niveaux de lecture. C’est d’abord une dénonciation du comportement arrogant des élites africaines après l’Indépendance. Mais c’est aussi le récit d’un homme puissant, commerçant et homme politique, qui prend une troisième épouse (très jeune, de l’âge de sa fille et qu’il connait à peine)... et devient soudain impuissant. L’impuissance étant ici aussi bien réelle que métaphorique. Muna Moto, de JP Dikongué-Pipa, du Cameroun, étalon du Yennenga en 1976, raconte, là encore, l’histoire d’un jeune homme amoureux mais qui n’a pas d’argent pour épouser la femme qu’il aime. Il demande à son oncle de l’aide... et celui-ci épouse la jeune fille. Visages de femmes, de Désiré Ecaré, 1984, montre plusieurs portraits de femmes qui luttent pour accéder à leur indépendance financière ou à leur plaisir physique. L’une d’entre elles est amoureuse du petit frère de son mari... Enfin, Bal poussière, d’Henri Duparc, de Côte d’Ivoire, en 1988, pose avec humour la question de la polygamie. Demi-Dieu a déjà 5 femmes et il en épouse une sixième, qui n’est pas prête à se laisser faire (un des plus gros hits du cinéma africains). Pour n’en citer que quelques uns d’entre eux.

Le respect inconditionnel des anciens

Ce que dénonce Tilaï, ce que dénonçait Le wazzou polygame autour du même genre de structure dramatique, c’est le fait qu’en Afrique, il y a un respect inconditionnel envers les anciens. Les parents sont respectés au dessus de tout, comme on le voit dans Tilaï. Ni l’héroïne, ni les autres n’osent dire "merde" aux parents abuseurs. La question de l’individu face à la famille et au groupe se pose pour beaucoup, et dans le film, l’enjeu est très fort : Saga revient de voyage, son père a épousé sa fiancée, sa promise ! On a parlé de Tristan et Iseult, ce grand roman médiéval français, tiré d’une légende celtique (première rédactions poètes normands, puis version établie par Chrétien de Troyes), comme d’un roman de la désaffiliation. L’amour est subversif, parce qu’il s’abat sur ceux qui ne sont pas supposés se marier et remet en cause un ordre social fondé sur les traditions, les castes, la volonté des parents. Pour s’aimer, il faut partir. Dans le contexte du village, ils ne peuvent pas vivre socialement leur amour. C’est aussi la problématique du célèbre Roméo et Juliette de Shakespeare.

La place des femmes

La place des femmes en Afrique, et notamment au village, qui représente encore la majorité de la population du continent, est particulière. Son statut est inférieur à celui de l’homme, comme aurait pu l’analyser Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe, et c’est le cas dans toutes les sociétés patriarcales traditionnelles, en particulier les sociétés rurales, reposant sur la propriété terrienne. Ainsi, que l’on parle de polygamie (’l’homme a droit à plusieurs femmes), qui n’est qu’une des facettes de cette question, ou de la question de la dot (le mari doit payer une dot pour obtenir une femme, c’est l’une des principales raisons pour lesquelles les jeunes ne peuvent pas épouser les femmes qu’ils aiment dans toutes ces histoires - corollaire de cela, les plus jolies jeunes filles se retrouvent souvent co-épouse de vieux barbons). Les femmes sont données par leurs parents en mariage. Dans les structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss expliquait que dans de très nombreuses sociétés, les parents donnaient en mariage "préférentiel" leur fille à un cousin. Un second mariage pouvant venir plutôt par choix individuel (du mari), femme du coeur. Et ainsi de suite. Avoir beaucoup de femmes, au village, était utile pour le chef de village car les femmes aidaient aux travaux des champs et permettaient ainsi de contrôler les naissances tout en les favorisant. Au village, polygamie rime donc avec argent et cycle de vie masculin. Les femmes, lorsqu’on les épouses, elles, sont presque toujours jeunes.

Le jeune homme, le fils

C’est bien souvent, et encore aujourd’hui, que l’on voit en Afrique la figure du jeune n’ayant pas accès à une vie sociale parce qu’il ne gagne pas encore sa vie. Il y a une prédation, entre les pères et les fils, en particulier sur la question de l’accès aux femmes. Dans Barça ou la mort, un documentaire récent d’Idrissa Guiro, un jeune homme explique que comme il ne gagne pas sa vie, il est obligé de rester aux crochets de ses parents et qu’il lui est impossible de prendre une femme. Cette situation le mine à tel point qu’il prend la barque pour tenter la terrible aventure de l’occident... Cette image des jeunes désaffiliés, obligés de se désaffilier pour survivre, on la retrouve aussi dans Touki Bouki, le film de Djibril Diop Mambety, en 1973, qui chante de manière flamboyante le cri d’une jeunesse qui n’en peut plus d’attendre son tour et qui a envie de tout envoyer balader. Mai 68 est passé par là et certains ont pu rompre avec la contrainte familiale. Aujourd’hui, le documentaire Boul fallé, de Rama Thiaw, reprend cette trame pour évoquer les contradictions de la génération Boul Fallé ("ne calcule pas") qui a porté au pouvoir Abdoulaye Wade en 2000. Ce que montre aussi Touki Bouki, c’est que la fille, elle, a le courage de partir, tandis que le garçon, lui, n’a pas cette force. C’est encore un thème qui nous renvoie implicitement à la structure familiale et presque psychanalytique africaine : la femme est forte et l’homme, faible.

Femmes puissantes

Comme le poète Senghor, tous les cinéastes africains chantent les femmes africaines. Et même les femmes, même si elles sont plus rares, comme Safi Faye dans son très beau film Mossane, 1996, trop peu montré (elle y raconte l’histoire d’une fille qui refuse le mariage forcé dans un village et qui va pousser sa résistance jusqu’au suicide). Il y a un paradoxe à montrer des femmes réduites à l’état d’objet par leur père, leur mari, ou même leur frère, subissant les lois du partage polygame pour le bien économique de leur village, tenues par leurs parents et leurs maris et - pour reprendre le titre du livre de Marie Ndiaye -, des femmes puissantes. Dans Visages de femmes, les femmes vont au bout de leur désir, jusqu’à la sexualité. Le film montre aussi une mère de famille soucieuse de son indépendance financière par le commerce, en débat avec sa fille qui préfère dire que par la sexualité, elle peut obtenir tout ce qu’elle veut. Dans le film Ceddo de Sembène Ousmane, le film se termine sur l’image de la femme ceddo, la seule qui ait le courage d’aller jusqu’au bout. Dans Moolade, une matrone entre en lutte contre l’excision dans son village. Dans Emitaï, ce sont les femmes de Casamance qui résistent aux réquisitions de riz commandées par la France. Dans Tilaï aussi, les femmes sont fortes. Même si elle est dominée, l’héroïne fuit le village pour retrouver le fils, qu’elle aime. Elle assume donc ses sentiments et prend ce risque, terrible pour elle, de se couper de sa famille. On sent bien qu’hors du village et de ses liens sociaux, aucune existence ne sera possible pour ce couple (en dehors de la ville ? Le film ne le mentionne pas). La fille se réfugie chez une tante qui vit en dehors du village et sert d’alibi aux amants. Plus tard, c’est aussi chez une tante vivant sans mari que les amoureux trouvent refuge (on retrouve le thème traité dans Yaaba de la femme seule, indépendante, accusée de sorcellerie, mais permettant d’apporter une soupape et une respiration à l’étouffement de la morale villageoise). La mère du fils, qui est la première épouse du père, reste à l’ombre, ne fait pas de vague, mais elle influe sur son mari. On le voit le soir frapper à toutes les portes de ses coépouses et c’est elle qui lui dit, lui siffle, plutôt : "tu dormiras dehors, ce soir, vieux con !". Mais ce n’est pas d’elle que peut venir la révolte.

La métaphore politique : face à la dictature

Le premier fils s’est révolté mais il n’ose pas affronter directement son père. Son petit frère lui sauve la vie, désobéissant ainsi à la loi du village et à l’injonction paternelle. Mais il en fait des cauchemars. A aucun moment ce petit frère ne se révolte contre la loi du père. A la fin, par une simple parole, le père parvient à forcer ce petit frère à tuer son aîné, alors qu’ils sont amis et complices. Il n’y a pas de horde sauvage se révoltant contre le père, comme chez Freud. Le parricide semble inenvisageable pour ces deux frères totalement dominés par la loi inique du père. Dans le village, personne ne semble vraiment approuver ce que le père a fait en épousant l’amoureuse de son propre fils. Mais personne ne dit rien. C’est la loi du plus fort, personne ne va s’y opposer. Les frères préfèrent conspirer sans passer à l’acte et finir par s’entretuer, plutôt que d’affronter ce pouvoir injuste qui les tue en les dressant l’un contre l’autre. Si l’on prend ce récit familial comme métaphore politique, il n’est pas sans évoquer ce qui se passe à l’échelle des Etats d’Afrique de l’Ouest. Par exemple, au Burkina Faso, le pays dans lequel se déroule Tilaï, et le pays du réalisateur, un jeune officier, Thomas Sankara, avait pris le pouvoir (son coup d’Etat date du 4 aout 1983), aidé par son frère d’armes Blaise Compaoré. Sankara s’était opposé à la colonisation française en termes vifs. Il tenait un propos très libre pour son pays, reprochant à la France ses attitudes néo-colonialistes. C’est à lui que le Burkina Faso doit de s’appeler Burkina Faso, pays des hommes intègres. Il a aussi fait beaucoup pour le cinéma. Mais son programme révolutionnaire se heurtait à une opposition du pouvoir traditionnel, qu’il marginalisait, ainsi qu’à celle d’une classe moyenne peu nombreuse mais relativement puissante. En 1987, il est assassiné (Le 15 octobre 1987). On dit que l’assassinat est dû à son ami, Blaise Compaoré, avec l’aval de la France. Ce dernier occupe toujours le pouvoir aujourd’hui, en bonne entente avec Paris. Sankara reste un mythe et un modèle pour la jeunesse africaine, aujourd’hui encore. Ainsi, au fond des calebasses, se cachent les armes et la dynamite : celles d’une critique du pouvoir qui se doit d’être déguisée pour ne pas se heurter à la censure. Pour autant, tuer le père, du moins symboliquement, reste une question importante de la problématique africaine.

Caroline Pochon

  • Le 30 janvier 2010 à 17:07, par ousmane ilbo Mahamane

    Dès le départ le cinéma africain a été embrigadé par quelques uns de nos ainés pour faire de ça une arme de lutte contre l’impérialisme colonial et un outil de sensibilisation et de conscientisation des peuples africains. Mais à mon sens ces cinéastes n’avaient d’autres possibilités à l’époque que de faire ce qu’ils ont fait comme ce fut le cas de la lutte des premiers grands « nègres » créateurs de la négritude, ce courant littéraire et politique, qui bien avant les indépendances à rassemblé des écrivains noirs francophones, de grande renommée comme Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Franz Fanon, Léon Gontran Damas, des anticolonialistes, qui ont mené la lutte par eux-mêmes. Les cinéastes n’ont fait que reprendre cette nouvelle arme qu’est le cinématographe, maintenant à leur portée pour mener le même combat que ces intellectuels littéraires et politiques africains, encouragés par des grands leaders comme Patrice Lumumba. Mais, ce ne sont pas tous les cinéastes africains qui ont pris ce chemin là, c’est par exemple les nigériens Moustapha Alassane, Oumarou Ganda, dirigés par Jean Rouch, qui avait une autre vision du cinéma. Pour le manque de volonté politique des Etats africains, il ne faut pas perdre de vue que toutes les politiques cinématographiques africaines de l’époque sont d’une manière ou d’une autre décidées par la coopération française dans sa politique de coopération. Aucun état de l’Afrique noire francophone n’avait une politique cinématographique clairement définie. Si des cinéastes comme Sembène Ousmane, Souleymane Cissé, Mahamat Johnson Traoré ont fait des films, c’est parce que la France a voulu. De ce fait, les politiciens de l’époque avaient abandonné le secteur du cinéma et de la culture en général aux mains des occidentaux, qui sont les plus intéressés, dont les visions dans ces domaines précis sont plus avancées, au moment où nos Etats avaient comme priorités l’éducation, la santé, l’unité nationale… Nos politiques ne pouvaient que décevoir.

  • Le 26 octobre 2011 à 20:41, par Sid-Lamine SALOUKA

    Il est vraiment temps que ce film soit vu comme celui qui pose un grand débat sur la société mossi et, par ricochet, sur la société burkinabè qui est dominée politiquement par ces déterminismes familiaux empêchant la libération de l’individu pour en faire un citoyen à la parole libre. Tilaï va au fond du pouvoir patriarcal mossi qui, dans sa forme politique, le naam, influe (plus négativement que positivement) sur le l’expérience démocratique de tout le pays.
    La lecture naïve ou faussement naïve des récits qui touchent à l’existence même de la sociéta africaine est une fuite. Elle s’est répétée avec "Molaade" de Sembène qu’au Burkina on a vite fait de taxer de film fait pour faire plaisir aux Occidentaux. Même sort pour "Delwendé, lève toi et marche" de Pierre Yaméogo.

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