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Les ombres (Sombras)
Publié le : dimanche 23 septembre 2012
Rencontre avec le réalisateur et les étudiants béninois


C’était à l’occasion du Festival de Ouidah en janvier 2010
Retour sur l’échange entre le réalisateur et les étudiants en cinéma documentaire.







D’où est venue l’idée de ce film ?

Comme je le dis au début du film en voix off, depuis longtemps, en Espagne, on assiste à l’arrivée de ces gens venus par la mer. J’ai été touché par leur sort, leurs histoires. Au cours d’un tournage qui a duré quatre ans, je les ai rencontré, du moins certains, dont je me suis rapproché. Mais j’ai travaillé avec beaucoup de gens. Certains ont eu le courage de témoigner, ce qui n’était pas facile pour eux. Avec certains, on a développé des liens d’amitié. Ma manière de réagir à cela, c’est de faire un film.

Aviez vous un message à faire passer ?

Je n’avais pas vraiment une idée très claire de ce que le film devait dire. Je voulais leur donner la possibilité d’exister. Quand on est sans-papiers en Europe, on a une partie de son existence en tant qu’être humain qui est coupée, parce que l’on n’a pas d’existence juridique. D’où le titre, les ombres. Donc, quelque part, on n’est pas un être humain complet. J’ai cherché à les faire exister dans leur dignité d’être humain. Et à partir de là, créer un espace de parole. Et ils se sont approprié cet espace de parole pour faire passer le message qu’ils voulaient. Je n’étais pas là quand ils parlaient devant la caméra, ils étaient tout seuls. Donc, je ne savais pas ce qui se passait dans cet espace où ils parlaient à leur famille. Je voulais leur donner la possibilité de s’exprimer librement, dans un endroit calme, protégé du regard des autres, parce qu’ils ont beaucoup de pression pour ne pas révéler ce qu’ils appellent « le secret ». Il y a une personne qui a parlé quatre heures de suite. Chacun s’est approprié l’espace pour dire ce qu’il voulait. Moi-même, je n’avais pas de message particulier à faire passer. Quand j’ai fait traduire les messages, j’ai pu voir de quoi cela parlait.

On voit les cassettes à la fin, qui sont envoyées. Est-ce que tu as envoyé les cassettes réellement à la famille ?

Cela faisait partie de notre contrat. Mon engagement envers eux était de faire parvenir la cassette aux familles. Chacun me donnait l’adresse. Je les ai toutes envoyées. Je me suis posé un moment la question de savoir si j’allais suivre le devenir de ces cassettes. Finalement, j’ai décidé de me concentrer sur la situation en Espagne, sans aller ailleurs, en Afrique, voir ce que la famille allait penser : c’était un autre film. Ces cassettes-là deviennent leur propriété privée en quelque sorte. Je ne m’intéresse pas à ce qu’elles deviennent ni aux réactions qu’elles suscitent. Même si, eux, m’en ont parlé. Il y a eu toutes sortes de réactions.

Vous engagez un débat en Afrique sur cette question ?

Ce que je souhaite, cela se passe déjà un peu en Europe et j’espère que cela se passera ici, c’est que le film donne lieu à des échanges, des débats. Aujourd’hui, c’est la première projection en Afrique. J’espère que cela va continuer. Peut-être qu’une télévision africaine va s’y intéresser, le diffuser.

Les étudiants de l’atelier © Clap Noir

Pourquoi vos personnages sont-ils tous originaires d’Afrique Noire ?

En Espagne, il y a des Africains et des Maghrébins, parmi d’autres immigrés d’origines diverses, mais qui vivent une réalité différente. Dans le village où j’ai filmé, il y avait une majorité d’Africains. Les gens ont tendance à se réunir par communauté. Pour les Marocains, les Algériens, c’est exactement la même chose que pour les Africains.

Quelles ont été les étapes de l’élaboration du film ?

On parle de ce problème depuis longtemps, il y a des morts en mer depuis au moins 20 ans. C’est devenu une nécessité d’aller voir ces gens et la seule chose que je pouvais faire, c’est un film. Je suis parti simplement avec ma caméra dans un village, j’ai travaillé tout seul pendant deux ans, j’ai accumulé un peu de matériel, de quoi écrire les dossiers pour avoir de l’argent. Entre temps, je faisais autre chose pour vivre. J’ai obtenu des subventions et j’ai travaillé encore deux ans.

Quelles difficultés avez vous rencontré ?

Le problème principal que j’ai rencontré est ce secret qu’ils cultivent. Mais c’est aussi un avantage. J’arrivais dans un endroit, je sortais ma caméra : il n’y avait plus personne, alors que la seconde d’avant, il y avait cent personnes ! Il y a un tabou et un secret. J’ai mis du temps à le comprendre, mais cela m’a donné les clés pour trouver la forme du film, une forme qui soit adaptée au problème de la visibilité. Ces gens-là passent de l’ombre à la lumière et c’est le principe du film, de l’ombre à la lumière. J’étais très frustré au début, de voir que personne ne voulait témoigner, mais cela permis au film de trouver sa forme.

Vous vouliez tourner en cinéma direct, au début ?

Au début, pour moi, la chose évidente à faire, c’était sortir la caméra. Mais je me suis heurté au secret ! J’ai tourné quelques séquences de cinéma direct tout de même, mais je ne les ai pas montées car elles n’avaient plus leur place, une fois que le film a trouvé sa forme. La parole y était moins intéressante, moins forte.

Ils travaillent, en Espagne ?

L’hiver, ils partent. Ils bougent en fonction de la saison et des récoltes. Là, ils cueillent les fruits, après, ils vont dans le sud pour cueillir les fraises. Plus tard, ce sera les légumes, les oranges. En fonction des périodes, cela se déplace. Là où j’ai filmé, il n’y a pas de travail, l’hiver, donc il n’y a personne.

Oriol Canals CN

Oriol Canals © Clap Noir

Comment avez vous obtenu leur accord pour le film, qui les met en danger ?

La première chose qu’il faut savoir, c’est que la police ne regarde pas les documentaires d’auteur pour aller chercher des sans-papiers. On les repère tout de suite dans la rue. Cela ne se passe pas comme cela. Tout le monde sait qu’ils sont là. Tout le monde les voit. Après, la police est plus ou moins agressive avec eux en fonction de la politique du moment. La police sait où les trouver. Ils sont à 100 mètres du village, dans le bois. Dans le film, on voit que la police descend dans le bois, à un moment. Donc, il n’y a pas eu de problème par rapport à la police, mais un problème pour eux, de témoigner et de briser le secret de ce qu’ils vivent, et de faire de la peine à leurs familles. Certains ont compris que j’étais de leur côté et certains ont vraiment envie de dire ces choses là et ont eu le courage de le dire. « Même si j’ai honte, même si c’est terrible, je vais quand même leur dire la vérité ». J’ai contacté des centaines de personnes, mais très peu ont voulu témoigner.

Pouvez vous revenir sur les séquences de cinéma direct que vous n’avez pas conservées au montage ?

Je prenais ma caméra et les gens qui voulaient bien être filmés, on s’asseyait dans le bois et ils me parlaient. Je me suis aperçu que ces images n’avaient pas beaucoup de force. Je veux dire qu’il ne faut pas avoir peur d’essayer des choses pour trouver la forme. Une des premières choses que j’ai faites, outre la mise en place de ce dispositif avec un drap blanc tendu au mur, que j’ai appelé la « boite à images », c’est d’aller tourner dans les environs, la nature. Des libellules, des camions… Parce que je ne pouvais pas faire autre chose, je m’ennuyais un peu, il y avait beaucoup d’attente et de temps morts. La libellule. Je ne savais pas pourquoi je l’avais filmée, mais je sentais qu’il y avait un rapport avec le film et au montage, ce plan a trouvé sa place.

Avez vous donné de l’argent aux personnes que vous avez filmé ?

C’est délicat, surtout quand on filme des gens qui sont dans une pauvreté extrême. Le contrat que je proposais était le suivant : quand je ne faisais qu’être là et qu’ils vivaient leur vie, je ne payais pas. Mais quand je leur demandais de faire quelque chose pour le film, là, je payais quelque chose. Je payais le temps que je leur demandais de me consacrer. Comme pour la séquence de théâtre, qui est mise en scène.

On voit à un moment quelqu’un qui vient faire ses papiers à la mairie, comment a été préparée cette scène ?

C’est du direct. Je savais qu’il allait refaire ses papiers. Je suis allé demander des autorisations à la mairie, j’avais aussi des lettres de recommandation. Ils m’ont dit oui et je suis simplement venu avec la caméra. J’ai juste expliqué qu’il ne fallait pas regarder la caméra. C’est tout.

Homme-valise_sombras_ok

Avec quelle caméra avez vous tourné ?

Mon film a un format 4/3 parce que mes premières images de repérage avaient été tournées avec une PD100. Ensuite, j’ai travaillé en béta numérique, j’aurais pu rester en 16/9, mais pour raccorder avec les images précédentes, je suis restée en 4/3. En repérage, plus le cadre est large, moins c’est utilisable. Il faut aussi une bonne lumière.

Combien d’heures de rushes ?

200 heures. Je cherchais la forme.

Le montage a duré combien de temps ?

Trois mois, en plusieurs étapes.

Est-ce que vous êtes passé par l’écriture au cours de l’élaboration du film ?

J’ai inventé un récit à partir de mon premier matériau. Ce premier dossier, d’une dizaine de pages, avec une idée de traitement, m’a permis d’obtenir le financement de l’écriture (l’aide à l’écriture du CNC). Comme les personnes ne voulaient pas témoigner à visage découvert, je m’étais d’abord dit que j’allais faire un film avec une voix off. J’ai cherché des financements auprès des télévisions : cela n’a pas marché. La forme est particulière. J’avais retourné entre temps et la question des visages se posait autrement car j’avais rencontré des gens qui acceptaient d’être filmés à visage découvert. Je suis allée vers l’avance sur recette du CNC, pour destiner le film en salle. J’ai beaucoup retravaillé l’écriture, en le fictionnant, à leur demande. J’ai travaillé avec une amie dramaturge. Je me suis inventé des scènes, par rapport à ce que j’avais vu. Par exemple, la scène de la rafle. Et j’ai inventé le film, à quoi il pouvait ressembler. On a écrit des dialogues, tout. C’est un exercice difficile, mais on a obtenu l’avance-sur-recettes !

Comment les héros du film se sont-ils imposés ? Comment passe-t-on des intentions du film à la réalité ?

Je ne voulais pas faire un film de personnages. Je ne voulais pas faire un film ou l’on suit une ou deux personnes dans leur vie. J’ai compris que tout le monde vivait la même chose et je me suis donc dit que le film serait collectif. Chaque personnage allait incarner une parcelle de cette réalité que tout le monde vit. Par exemple, quand l’un va faire renouveler ses papiers. On passe tous par là mais il s’est trouvé que c’est lui qui l’incarne dans le film. Celui qui raconte le voyage, c’est pareil. Ils sont tous passés par là, mais c’est lui qui le raconte. Je n’ai pas fait un « casting », j’étais trop heureux que quelqu’un accepte d’être filmé pour en plus me dire « il faut qu’il soit beau ! ». J’ai fait ces choix plutôt au montage. Il y a donc des gens qui ont témoigné et qui ne sont pas dans le film.

Par rapport à l’aspect émotionnel ?

Par rapport à ce qu’ils dégagent. Quand on fait un montage, ce qui est difficile, c’est que l’on est obligé de renoncer à des images qui nous plaisent. Le monteur, lui, est important parce qu’il a un regard frais.

Propos recueillis par Caroline Pochon
Ouidha janvier 2010

Sortie le 26 septembre 2012
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