Accueil > Articles > REVOLUTION WILL NOT BE TELEVISED
REVOLUTION WILL NOT BE TELEVISED
Publié le : vendredi 2 septembre 2011
Rencontre avec Stephano


Tahrir (place de la libération)
Lussas 2011




Comment est né ce film ? Vous avez dit que vous attendiez depuis des années qu’un événement comme celui de la révolution égyptienne se présente.

Je filme la politique depuis un moment. J’ai fait un film sur les combattants kurdes du PKK, tourné en 2003 et monté en 2005. J’ai f ilmé des situations de lutte. Et pendant qu’ils luttent, les gens parlent beaucoup. Avant cette expérience, je ne pensais pas forcément que cela était la chose la plus intéressante à filmer. Mais quand j’ai vu les gens parler politique, j’ai compris que c’était cela que j’avais envie de filmer, de cela que j’ai envie de témoigner. Il y a là une parole que l’on ne peut saisir que dans des contextes pareils - qui ne sont pas si fréquents que cela. Il n’y a pas beaucoup d’espaces où la lutte et le discours s’entremêlent de façon si enthousiasmante.
Après ce film sur les combattants du PKK, j’ai eu du mal à trouver quelque chose à filmer qui aille dans la même direction. J’ai commencé un travail sur la campagne électorale à Palerme, qui a abouti au film Palazzo delle aquile(1), filmé en 2007 et monté bien après. Là, je cherchais un espace de discours politique. Ce n’était pas une révolution, bien sûr, mais c’était tout de même un espace où des gens qui n’étaient pas professionnels de la politique se retrouvaient à parler politique, avec un langage commun : les discours, la mise en scène de soi, la lutte en commun, la manière de gérer un débat ou une assemblée... Quand on est en communauté, on cherche à organiser un discours commun. Cela, je l’ai filmé dans Palazzo delle aquile - mais ce n’était pas encore une révolution !

Depuis une quinzaine d’années, j’ai toujours rêvé de tourner un film au Caire. J’y suis allé une vingtaine de fois, parce que j’étais archéologue, égyptologue. Et c’est là-bas que j’ai décidé de devenir photographe. Et c’est là-bas encore, quelques années après, que j’ai décidé de commencer à faire des documentaires. Je n’aurais pas imaginé concrétiser mon envie de filmer au Caire. J’ai fait de petits films, des photos, mais sans monter les choses que j’avais filmé. je ne trouvais pas d’histoire. L’Egypte est un pays très photogénique, très beau, mais il manquait toujours quelque chose ; il manquait un discours original, sans lequel il est vraiment difficile de faire un film intéressant. Et soudain, au mois de janvier 2011, pendant que j’étais en train de finir Palazzo delle aquile, la révolution a éclaté, d’abord en Tunisie, puis au Caire et j’ai compris que c’était l’occasion que je cherchais depuis longtemps pour filmer ce pays et pour filmer une révolution. Je ne savais pas si c’était vraiment une révolution, mais tout de même : une foule ensemble, sur une place, en train de choisir comment construire son destin, ou tout simplement de se mettre d’accord pour faire ensemble un mouvement collectif. J’ai tout quitté et je suis parti filmer.

Vous comprenez l’arabe ?

Je comprends en partie, les sujets. Et les gens que j’ai filmé, souvent parlaient anglais donc me traduisaient une partie. C’était important pour moi de comprendre ce qui se disait pour pouvoir choisir ce que j’allais filmer.

Il y a une universalité de la révolution. On voit dans le film des gestes, comme celui d’arracher les pavés, qui sont ceux de l’imaginaire révolutionnaire français aussi.

Le discours n’est pas lointain non plus. On se sent proche, en tant qu’Européen - Italien, Français, etc. Internet et la télévision nous avaient donné un regard sur ce mouvement qui cherchait quelque chose de différent, « typique » de cette révolution. Ils cherchaient le discours des Fondamentalistes, mais sans arriver à saisir l’universalité du mouvement, le fait qu’une partie de ces gens qui sont sortis pour renverser le régime nous sont proches culturellement. Ils fréquentent le même monde globalisé que nous, parlent notre langage. Ici, en Europe, on n’a pas toujours conscience qu’il y a une jeunesse qui nous est si proche dans le monde arabe. C’est une chose qui nous échappe, parce que la presse, la télévision, nous montrent plutôt les choses qui nous différencient que celles qui nous rapprochent. Ce mouvement, avec ce qui se passe en Espagne, n’est pas, je crois, quelque chose qui va rester seulement dans le monde arabe. C’est peut-être comme en 1848, quand la révolution a éclaté en Europe, elle courait d’une ville à l’autre. Et même si en 1849, c’était déjà fini, il y a une confiance dans la possibilité que cet enthousiasme se répande. Il est d’une telle nature qu’il ira bien au delà du monde arabe.

Le film montre quelque chose de spontané. Les leaders s’improvisent. On sent que ce n’est pas des partis qu’a émané ce mouvement.

C’est la force mais aussi la faiblesse de ce mouvement. C’’est vraiment une révolution sans leader, qui a commencé comme cela, avec internet. Sa force est que beaucoup de gens descendent dans la rue, sans être politisés. En même temps, c’est sa faiblesse. Tout cela échappe. Il y a des mouvements organisés, qui étaient là avant. C’est facile de perdre le contrôle du mouvement. Il n’y a d’ailleurs jamais eu de contrôle de cette révolution. C’est comme en 1848 en Europe : cet élan révolutionnaire pourrait rester dans cette puissance naissante et après ? On ne sait pas. Mais il est clair que ces gens qui ont expérimenté au moins une fois dans la rue leur propre force ne se laisseront pas calmer facilement par les régimes qui vont suivre. Il y a une prise de conscience de la force collective, qui est une chose gagnée pour toujours. Ce n’est pas quelque chose que l’on perd.

Le film nous fait découvrir la conscience politique des jeunes au Caire. On voit aussi que les femmes sont très impliquées et participent largement aux discussions, au mouvement. On voit des filles voilées, mais qui n’ont pas la langue dans leur poche, qui dialoguent avec les hommes.

Elles étaient là, et elles faisaient la même chose que les hommes. Ce n’est pas qu’elles étaient là "à côté", elles étaient partie prenante du mouvement de manière évidente.

Ce film parle d’une actualité. Le documentaire ne colle pas à l’actualité. Mais ce film offre la chance de découvrir l’événement de l’intérieur, relativement peu de temps après qu’il se soit produit. Comment vous situez-vous par rapport à l’actualité ?

Je trouve que le cinéma documentaire - et le cinéma tout court- doit défier la télévision et la presse sur le terrain de l’actualité. Il a la capacité de transformer l’actualité en Histoire contemporaine. On est habitué à voir raconter les choses en temps réel, par la télévision et internet, bref, par le système de communication. Les faits sont donc métabolisés, digérés au quotidien et ils perdent leur sens, si quelqu’un ne les saisit pas de façon différente. Le documentaire est un outil incroyable pour faire cela. J’ai filmé il y a cinq mois, j’ai eu le temps d’une première réflexion. Je revendique pour le cinéma documentaire la capacité, la force et la nécessité de s’occuper de cela. Si on cherche dans les archives, on ne trouve que des émissions de télévision et c’est difficile de faire de l’Histoire uniquement à partir d’émissions de télévision. Le soi-disant temps réel où l’on croit vivre n’est pas un vrai temps réel. C’est le temps réel transformé par un outil qui filtre et interprète en temps réel. Ce sont des outils qui sont souvent les moins adaptés à saisir l’Histoire.

Peut-être aussi y a-t-il cette prétention des médias à l’objectivité qui les rend... peu objectifs ?

Ils sont perçus comme objectifs, parce qu’ils sont là. On voit quelque chose à la télévision, c’est réel... Mais à chaque fois que l’on peut vivre un événement qui est retransmis par la télévision, on découvre que c’est tout à fait autre chose, que même de bonne foi, c’est l’Histoire, mais l’Histoire ramenée dans la forme des médias. L’espace d’une révolution n’arrive pas être saisi par le cadre d’une télévision. J’avais découvert cela lorsque j’ai filmé à Gaza mon film Plomb durci. La guerre, on peut la montrer de différentes manières. On peut filmer mille cadavres, mais un plan séquence d’une ville pendant la guerre est plus bouleversant que le fait de savoir que mille personnes sont mortes ou de voir le visage de ces morts. Il existe une mise en récit typique du cinéma. La construction de l’histoire d’un film suit le même processus que la construction de l’Histoire, avec le H majuscule. Pour écrire l’Histoire, on agence des faits. Et c’est ce même agencement de faits qu’il faut pour faire un film. La superposition de ces deux processus de mise en récit, celui de l’histoire du film et celui de la grande Histoire, n’est pas évidente, pas automatique.

On apprécie la subjectivité du film, l’absence d’une temporalité objective. On ne sait pas trop combien de temps dure l’expérience, les jours et les nuits se succèdent. Vous avez évacué cela parce que ces choses étaient connues, pour entrer dans une temporalité hors-cadre. Au contraire, dans Palazzo delle aquile, les journées sont décrites.

Je n’ai pas oublié que les choses ont duré deux semaines. J’ai cherché à restituer l’idée que les choses ne se sont pas passées du jour au lendemain. Mais dans Palazzo delle aquile, la rhétorique du récit repose sur l’idée qu’il y a 23 jours. Les dates sont donc alors plutôt un procédé de narration. Dans Plomb durci, les journées sont données avec précision chronologiques. On filmait peu. Et donc, je voulais que les dates soient précises, exactes.

Vous aimez filmer les visages.

Oui. Là, c’était des visages qui avaient quelque chose qui parlait de l’enthousiasme du moment. Et puis, tout mon cinéma est peut-être une excuse pour filmer des visages. Quand les gens parlent, je peux les filmer. Dans un visage, il y a déjà tout. Je regarde beaucoup les gens, je fixe leur visage. Avoir une caméra me permet de le faire sans trop gêner !

D’où vient ce goût pour filmer l’animal politique qu’est l’homme ?

Ce goût m’est peut-être venu du fait d’avoir filmé l’animal politique "pur" qu’étaient les combattants kurdes du PKK. La situation était dure, controversée. Mais c’est là que j’ai saisi pour la première fois l’élément "pur" du discours. J’ai remarqué à ce moment un changement d’état entre l’homme privé et l’homme lorsqu’il est dans l’espace public. Une personne qui parle dans l’espace public se transforme. Pour moi, ce qui fait justement la différence entre un homme et ce qui n’est pas un homme (donc, un animal), c’est ce qui est collectif. Finalement, les choses qui se passent dans l’intimité sont beaucoup plus proches de l’animal. Les choses liées à la vie quotidienne m’intéressent moins. L’intimité, la vie familiale sont importantes dans la vie d’une personne, mais c’est la relation avec les autres, dans l’espace public, qui m’intéresse. J’ai compris que le fait que l’homme se mette en scène dans le quotidien avec les autres, c’est déjà un spectacle, c’est le spectacle avant la société du spectacle ! Dès que j’ai senti cela, grâce aussi à la lecture d’Hanna Arendt, j’ai continué dans cette direction. On a de plus en plus de mal, en Italie, à trouver un espace public où la parole a sa place, où l’écoute aussi a sa place (il y a tout un art d’écouter). On est de plus en plus enfermé dans notre privé - à l’origine, le terme évoque la notion de privation -. Si on est privé de notre espace public, on entre peu à peu dans la survie. Quand je participe à un débat, - des choses qui avaient lieu à tout moment sur la place Tahrir ! -, je sens un enthousiasme, une plénitude. On le voit place Tahrir, les gens étaient heureux, parce qu’ils découvraient le plaisir d’être ensemble, de parler avec les autres. Il y a là quelque chose d’enthousiasmant, au sens original du terme.

Dans Palazzo delle aquile, la vie privée se montrer sur la scène publique et on voit la télévision : une sorte de privatisation de la sphère publique par la télévision berlusconienne.

Oui, par la télévision tout court. Ils ont transformé le palais (la mairie) en espace privé. Ce n’est pas le cas sur la place Tahrir, où les gens étaient là en tant que citoyens. C’est différent.

Vous parliez tout à l’heure de 1848. Que pensez-vous de L’éducation sentimentale de Flaubert, par rapport à une expérience subjective de la révolution ?

Je pense plutôt à Fabrice dans la Chartreuse de Parme, de Balzac, lorsqu’il est dans la bataille de Waterloo. On passe dans un événement énorme et on n’en a jamais qu’une vision subjective, un peu fantasmatique. On ne sait pas si c’est Napoléon qui est passé sur son cheval, ou bien si c’est quelqu’un d’autre. Il y a des héros qui ne sont pas des héros, des gens qui se trouvent là, comme cela, comme Fabrice à Waterloo. J’y pense toujours lorsque je suis en train de filmer des gens, dans une situation comme cela et dans cet état.

C’est une vision fragmentée, dans laquelle chacun apporte sa subjectivité.

Dans une révolution, on est à la fois sur la scène et on est le public. On fait des choses, parfois même héroïques, et en même temps, on regarde les autres faire. Et il y a cet étonnement, qui fait partie de la chose. On est actif et en même temps, on voit les autres agir. C’est un état spectaculaire et disons, originaire.

Propos recueillis par Caroline Pochon

Le titre de cet article fait référence à une chanson de Gil Scott Heron, décédé cette année.

1 Grand prix du Cinéma du réel 2011, Paris

Également…
1
>

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75