Accueil > Archives > 2009 > "Sanguinaires !"
"Sanguinaires !"
Publié le : samedi 23 mai 2009
Les saignantes de Jean-Pierre Bekolo




Cela commence dans un rythme lancinant et hypnotique, une musique électronique avec une pointe d’Afrique composée pour le film par le musicien Américain Adam Zanders, avec Joelle Esso. L’image est brutale, belle, étonnante. Son éclairage contrasté fait ressortir les verts et les rouges d’une nuit de chambre d’hôtel. Les murs sont vert pisseux. La fille est jolie, nue. Comme Baudelaire, Jean-Pierre Bekolo fait du beau avec du laid. Elle fait l’amour à un homme d’un certain âge. Elle est sur lui. Son corps d’animal ondule, troublant, plus que sensuel, crûment sexuel. A certains moments, elle s’envole, devenant presque un esprit. Puis revient. Son corps va et vient autour de celui qui va bientôt mourir. Le montage, cut et audacieux, rythmé lui aussi, comme l’acte d’amour, comme la musique qui reviendra nous vriller l’esprit tout au long du film, accompagne cette scène d’amour, - de baise plutôt, de sexe pour l’argent - dans une grande ville africaine entre une très jeune pute et un homme riche et important - nus tous les deux. Entre l’installation d’art contemporain et le polar, Les saignantes commence très fort. Quelques spectateurs quittent assez vite la salle.

L’amour pour l’argent, l’amour et l’argent, l’amour, l’argent et le pouvoir, - et les femmes ! - tel est le sujet des "Saignantes". Elles sont très jeunes, très jolies, urbaines, africaines, portent des tenues osées voire sexy, se prostituent pour une vie meilleure, se sentent toutes puissantes. Ces gamines sont des femmes fatales. Leurs pères sont absents ! Leurs mères sont lointaines, présentes uniquement par les appels récurrents du téléphone portable. Elles sont puissantes à distance. Leur esprit règne. Elles veillent sur les deux petites putes héroïnes du film, brillamment interprétées par Adèle Ado, panthère noire irréelle, avec ses yeux bleus en amande, et Dorylia Calmel, qui danse et bouge avec tant de grâce, qui viennent de se retrouver avec sur les bras le cadavre d’un homme important dans la ville, mort d’une crise cardiaque pendant le coït, et dont elles découvrent l’identité en fouillant dans son portefeuille.

Durant toute une nuit de folie, elles cherchent à se débarrasser du corps. La noirceur de leur quête, la violence de leurs échanges, rappelle celle du Sam Peckimpah de "Apportez moi la tête d’Alfredo Garcia" - la misogynie en moins. Un taxi libidineux qu’on manipule. Un boucher pour découper le cadavre : la scène est extraordinaire. Des flics, des mecs dans des bars, des hommes puissants que l’on manipule. Puis, nous voyons nos deux petites connes fatales déambuler de nuit dans la ville avec la tête de l’homme politique. L’absurdité de la situation est parfaitement assumée, son décalage, son humour noir, et jusqu’à l’incohérence et à la maladresse totale de leur quête. A un moment, l’une d’elle déclare que tout cela n’est qu’une question de sang et l’autre ajoute : "c’est sanguinaire !". L’auteur a choisi quant à lui de les baptiser "Les saignantes", voilà la nature de son hommage aux femmes.

Békolo dépeint des jeunes filles à la fois perdues et sûres d’elles : le seul pouvoir qu’elles ont pour s’en sortir dans cet univers, c’est le sexe, elles le savent et sont bien décidées à s’en servir. Le film évoque aussi beaucoup l’univers de Tarentino, celui de Pulp Fiction, Jackie Brown, Kill Bill ou Boulevard de la mort, où à chaque fois, la femme domine : pute, salope, calculatrice, belle mais aussi castratrice, séductrice, lesbienne - et naïve sur certains points, le comble du luxe.


© Bekolo Films

Après le premier "meurtre", elles passent à l’assaut de l’homme le plus important de ce pays imaginaire (le film est tourné au Cameroun), interprété par un Emile Abossolo à l’oeil libidineux, imbu de sa puissance, amateur de chair fraîche et de culottes de jeunes filles en fleur.

Le film est violent et radicalement sexuel, il parle du pouvoir, dans l’inspiration également des films de Pasolini. Dans une scène de bar, l’une des filles pisse debout les jambes écartes sous sa mini-jupe tandis qu’en arrière plan, quelques buveurs de bière s’étonnent ou s’extasient. Quel est le pouvoir des femmes ? Telle est l’interrogation qui traverse ce film étonnant, radical, plus nouvelle vague encore que la nouvelle vague à laquelle il n’a de cesse de rendre hommage (papa Godard te regarde, fiston !) qui travaille davantage sur l’imaginaire que sur la narration classique, en envoyant des images fortes, chargées d’éros. Prendre dans le même registre de violence, la nourriture dont semblent se nourrir tous les personnages du film : d’horribles limaces blanches vivantes et croustillantes... (ces limaces sont les seuls "personnages" blancs du film, d’ailleurs).

On est séduit par la beauté des images et la force de l’évocation. C’est comme si Jean-Pierre Békolo nous prouvait qu’on peut faire quelque chose de beau, d’original, de surprenant avec de la vidéo. Les cadres sont splendides, la lumière - toujours de nuit - est magnifique, le montage ne cesse de surprendre, de jouer avec les attentes, les désirs, les images subliminales. Les corps sont filmés avec une étrange grâce. Le film, emprunt d’un érotisme puissant et trouble, nous entraîne dans son Afrique nocturne et corrompue. Pas étonnant qu’il n’ait pas plu aux autorités camerounaises censées le coproduire : c’est une charge féministe fort osée contre le pouvoir et son abus, contre la domination masculine sur les femmes, contre la condition des jeunes filles dans les villes africaines. Le chef de l’Etat se serait en outre senti personnellement visé...

Alors, bien sûr, le scénario souffre de quelques incohérences. Après un début très brillant et maîtrisé, le récit se fatigue un peu et la deuxième moitié du film, plus banale dans l’intrigue et moins surprenante dans la manière de filmer, retombe un peu dans les clichés de la série B. Mais les deux comédiennes sont formidables, le film est puissant, dérangeant, avec une vraie ambition esthétique. C’est un film à voir pour tous ceux qui se retrouvent dans les cinéastes évoqués plus haut, pour tous ceux également qui avaient aimé Quartier Mozart (1992) et Le complot d’Aristote (1996), les deux premiers long métrage de Jean-Pierre Békolo, et qui attendent de voir de l’Afrique autre chose que ce que l’on appelle les films-calebasse. Le Fespaco lui avait attribué l’étalon d’argent en 2007. Beaucoup étaient pourtant à l’époque déconcertés par ce film avant-gardiste. Espérons que sa sortie parisienne lui permettra de rencontre un public qui a d’autres attentes, d’autres références, d’autres désirs.

Caroline Pochon

Également…
1

Clap Noir
Association Clap Noir
18, rue de Vincennes
93100 Montreuil - France
Tél /fax : 01 48 51 53 75