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"Un film, pour qu’il circule, a besoin de différents partenaires"
Publié le : samedi 6 octobre 2012
Entretien avec Nabil Ayouch, réalisateur des Chevaux de Dieu

Adapté du roman "Les étoiles de Sidi-Moumen" de Mahi Binebine et inspiré des attentats de Casablanca de 2003, Les chevaux de Dieu est un long-métrage marocain traitant de la radicalisation islamiste de deux frères élevés dans un bidonville de Casablanca. Réalisé par Nabil Ayouch, le film a remporté le Prix spécial du jury et le prix jury junior de la 27e édition du festival international du film francophone de Namur. Interview.

Les chevaux de Dieu a été présenté à Cannes en mai dernier dans la catégorie Un certain regard et à Namur il y a quelques jours. Quel accueil a-t-il reçu ?
Nabil Ayouch : Nous avons eu un très bon accueil du film à Cannes avec une chaleureuse standing ovation à la fin de chaque projection ainsi que de bons retours presse aussi bien aux Etats-Unis que dans les magazines européens et du monde arabe. A Namur, le film a reçu un accueil très chaleureux.

L’avez-vous projeté au Maroc ? A l’ensemble de votre équipe ?
N.A. : Non, pas encore, car il n’y a pas eu de festivals de cinéma entre Cannes et maintenant. Il ne le sera pas avant décembre/janvier, en festival puis en salle. Les comédiens l’ont vu, je leur ai fait une projection privée. J’ai cru comprendre qu’ils étaient heureux et fiers d’avoir travaillé sur ce film et d’avoir été capable d’incarner ces personnages qu’ils ne sont pas mais avec qui ils ont des points communs -pour certains en tout cas – étant nés, ayant grandi et habitant dans le même environnement. Et puis le regard porté par le public que ce soit à Cannes ou ici les ont émus.

Les deux acteurs principaux et amateurs, Abdelhakim Rachid et Abdelilah Rachid, frères dans la vie, campent deux frères à l’écran. Les avez-vous choisi pour cela ?
N.A. : Non, j’ai d’abord choisi le rôle du grand frère, Hamid [Abdelilah Rachid, ndlr], ensuite j’ai cherché quelqu’un pour le rôle de Yachine mais je n’ai pas trouvé. Il se trouve qu’Abdelilah m’a dit qu’il avait un jeune frère et m’a conseillé de le rencontrer. Je l’ai fait et il se trouve qu’ils sont très différents. L’un est habité par le cinéma depuis qu’il est jeune, c’est une passion dont il veut faire un métier. Il a fait du théâtre amateur et travaille, construit son personnage : c’est Hamid. L’autre a beaucoup plus de résistance par rapport à ça, il se fiche un peu du cinéma et a un côté beaucoup plus animal qui ne le rend pas moins intéressant, bien au contraire : c’est Yachine [Abdelhakim Rachid, ndlr]. J’ai aimé qu’ils soient frères et très différents dans leur style, dans leur jeu et dans leur approche.

Vous les avez tous deux rencontrés dans un bidonville de Casablanca, Sidi Moumen, où vous aviez tourné quelques scènes d’Ali Zaoua. Avaient-ils déjà joué au cinéma ?
N.A. : C’était leur premier film, ils n’avaient jamais approché une caméra avant cela.

Plusieurs films marocains tels que Pégase, L’amante du Rif et Les chevaux de Dieu abordent le sexe autour d’un drame. Pas de sensualité mais un acte condamnable ou condamné. Pourquoi ?
N.A. : C’est vrai. Peut-être parce que l’on vit dans une société où il y a peu de place pour la beauté du geste amoureux, pour l’intimité, qu’elle est forcément codée, référencée. Quand on n’est pas marié, on est censé ne pas avoir de rapport sexuel et amoureux avec un homme ou une femme et ce n’est pas normal. Regardez dans Les chevaux de Dieu. C’est finalement la seule chose qui aurait pu sauver Yachine. L’amour, c’est Ghizlaine. Mais rien n’est fait pour qu’ils se rencontrent, pour qu’ils aient cette intimité , cette proximité. Il y a toujours cet amour impossible, cette mise à distance. L’apprentissage de la sexualité se fait entre garçons, entre filles et je pense que c’est extrêmement déséquilibrant pour un individu de ne pas être capable de donner de l’amour à un homme, à une femme et inversement, de ne pas être capable d’en recevoir. Cela enlève une part d’humanisme. Donc forcément, lorsqu’on vit dans une société où il n’y a pas cette liberté d’aimer comme on l’entend, cela donne ce dont vous parlez.

L’un des personnages, Nabil, se fait violer au début du film mais reste ami avec son violeur. Pourquoi ?
N.A. : C’est malheureusement un acte beaucoup plus banal chez nous que du point de vue d’un regard occidental. Il y a un coté abuseur et protecteur en même temps. J’ai pu observer ça de très près avec Ali Zaoua (2000). Ce n’est pas un acte dramatique mais d’apprentissage de la sexualité. Ce n’est pas beau, c’est terrible, mais cela fait partie de cet apprentissage. Dans le film, Hamid le fait aussi pour montrer à son frère qui est le chef, et que son seul référent ce doit être lui, pas son ami. Mais ce n’est pas quelque chose de suffisant pour que Nabil [Hamza Souideck, ndlr] sorte du groupe.

Le film a été coproduit par la France, la Belgique et le Maroc. Pensez-vous que, compte-tenu du sujet abordé, l’influence des financeurs aurait été différente si le film avait été produit par des pays du Moyen-Orient ?
N.A. : Je ne sais pas jusqu’à quel point ces pays sont intrusifs dans un projet lorsqu’ils mettent de l’argent mais je sais que je ne suis pas prêt à cette intrusion quand je traite un sujet, surtout un sujet comme celui-là. S’il avait fallu faire un choix, il aurait été vite fait.

Un film comme Pégase de Mohamed Mouftakir, Étalon de Yennenga du Fespaco 2011, a entièrement été produit par le Maroc. Est-ce un mode de production vers lequel vous tendez ?
N.A. : Non, tout simplement parce qu’il n’offre pas de visibilité au film. Un film, pour qu’il soit vu et qu’il circule, a besoin de différents partenaires de différentes régions du monde. Pas seulement des personnes qui mettent de l’argent mais des personnes qui y croient. Aujourd’hui, si vous n’avez pas dès votre plan de financement de départ un distributeur et un vendeur international, il n’y a quasiment aucune chance que votre film existe par la suite. Donc, des films 100% marocains ou burkinabè n’ont quasiment aucune chance d’exister à part dans les festivals. C’est très bien mais ce n’est pas suffisant. Si l’on souhaite que tout le monde sache que des films se font en Afrique et qu’il y a de bons films, il ne faut pas qu’ils circulent uniquement en festivals ni dans des festivals locaux, mais aussi dans des festivals d’envergure internationale en plus des circuits commerciaux.

Pour réaliser Les chevaux de Dieu, vous êtes vous inspiré d’autres films abordant ces thématiques ?
N.A. : On ne va pas voir des films pour faire un film. On est nourri, nourri par ce que l’on a vu jusqu’à présent et pas seulement. Il n’y a rien de pire qu’une culture cinéphilique, moi elle m’insupporte totalement car elle est extrêmement limitée. J’aime beaucoup le spectacle vivant, je viens du théâtre, j’ai mis en scène beaucoup de spectacles (danse, chant, musique), j’adore ça et je sais que cela m’est extrêmement utile dans la mise en scène. Et puis j’ai une passion, celle de l’être humain. J’adore l’écouter et le regarder, tout simplement.

Quelles sont vos influences cinématographiques ?
N.A. : Je n’ai pas d’influences cinématographiques extrêmement ancrées. Il y a des cinéastes comme Charlie Chaplin qui m’ont passionné, comme Orson Welles, Terrence Malick à une époque, Emir Kusturica qui sont de grands cinéastes qui ont fait de grands films. Qui se sont parfois un peu perdu en chemin mais, comme les frères Cohen, qui sont pour moi de vraies sources d’inspiration.

Votre société Ali N’Productions soutient les courts et longs-métrages de jeunes réalisateurs. Que pensez-vous de cette nouvelle génération africaine et marocaine ?
N.A. : Je trouve qu’elle a du talent et qu’elle bouscule beaucoup de choses par rapport à un cinéma traditionnel tel que nous en avions l’habitude. Je suis dans une génération du milieu. J’ai des aînés qui m’ont précédé pour qui j’ai beaucoup de respect et d’admiration, qui ont su porté un regard authentique sur la société dans laquelle ils évoluaient ou évoluent encore. Et puis j’ai une génération de jeunes qui me poussent derrière et qui arrivent avec un langage cinématographique nouveau, inspiré - pour beaucoup d’ailleurs - plus par l’Occident que par la région du monde où ils évoluent, pas toujours pertinente mais qui a en tout cas des choses à dire et à raconter. J’essaie de leur donner la parole à travers des initiatives telle que la Film Industry que j’ai lancée pour explorer le cinéma de genre au Maroc, ou Media Films Development avec l’Union Européenne pour les aider à développer leurs projets de longs-métrages. C’est un regard nouveau, différent, qui nous bouscule - encore plus avec ce qui s’est passé l’année dernière [les révolutions dans le monde arabe, ndlr] - qui mérite qu’on s’y intéresse et qu’on lui donne la parole. Maintenant, cela ne veut pas dire qu’ils ont tout juste (sourire) mais c’est autre chose qu’ils nous offrent.

Propos recueillis par Claire Diao
Namur le 3 octobre 2012

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Fiche du film Les chevaux de Dieu

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