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Cannes 2012 : choc des cultures et « rapports » Nord-Sud
Publié le : dimanche 27 mai 2012
Résonances panafricaines

Pirogue et Rengaine

L’Afrique était absente l’an dernier, peu présente les autres années, elle brille cette année à Cannes avec La pirogue de Moussa Touré, présenté dans la sélection Un certain regard. Dans ce film, le cinéaste sénégalais explore avec l’humanisme et la passion de l’âme humaine qu’on lui connaît déjà à travers ses nombreux documentaires, l’expérience limite de « la pirogue ». Le public européen a l’habitude de voir les clandestins aux infos, dans des situations tragiques. Le public africain connaît l’absence de ses exilés.
Le film de Moussa Touré nous fait partager l’aventure tragique de ce qui reste hors-champ pour beaucoup. Les familles restées au pays, rongées par l’inquiétude, et le monde occidental, qui se drape dans l’ignorance ou tente l’approche humanitaire. Ici, le cinéaste s’attache simplement à faire partager une expérience humaine extrême, existentielle, un radeau de la méduse qui pousse les hommes à toucher les limites de la nature humaine. La barque de Moussa Touré est une métaphore de la société sénégalaise où cohabitent wolofs, halpulaars et guinéens, chacun avec ses traditions. Ces communautés s’affrontent et à mesure que l’on perd pied, c’est la nature humaine de chacun en situation de survie qui prédomine.
Le scénario, signé par Eric Névé, producteur du film, et David Bouchet suit une trame chronologique, certains lui reprochent à Cannes d’être trop linéaire, mais le film remplit son contrat. La relation entre les deux frères ennemis, qui ouvre le récit et se boucle à la fin par le fait de devoir accepter de vivre ensemble même lorsque l’on ne s’aime pas, donne une morale bien griotique au récit. On aurait apprécié que cette relation fraternelle soit encore plus fortement mise en jeu lors de l’expérience de la barque. Avec une réalisation classique, s’attachant à traquer le visage de ses comédiens, tous très bien filmés, le film impose donc un certain regard sur une réalité nord-sud d’aujourd’hui que le Nord a encore du mal à entrevoir.

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Rengaine © DR

Rachid Djaïdani - Prix Fipresci des sections parallèles - apporte un vent de fraîcheur avec Rengaine sa comédie urbaine, cassavetienne, présenté à La quinzaine des réalisateurs, et on l’aime bien sur la Croisette. S’il a mis longtemps à réaliser (9 ans, il le revendique) ce film fragile, qui vit au pouls du XVIIIème arrondissement parisien, on est heureux que Arte l’ait reconnu et lui ait permis d’être à Cannes, avec une écriture filmique venue de la DV, libre, mouvante et émouvante, et des comédiens inconnus et immédiatement adoubés, comme ce grand frère, magnifique Slimane Dazi, la paupière lourde, le front buté, qui refuse obstinément que sa sœur se marie avec un Noir. Ce racisme-là - qui n’est pas celui des Le Pen -, ou du moins ces relations intercommunautaires, n’avaient jamais été abordées dans un film français. Rachid Djaïdani le fait avec beaucoup d’humour, d’aisance, de talent.

« Rapports » Nord-Sud

Le choc des cultures, ainsi qu’une interrogation autour de la pratique de l’islam, est un thème qui traverse plusieurs films montrés à Cannes. Dans Rengaine, la question du couple mixte est clairement posée. Pas si simple. Dans le film belge A perdre la raison de Joachim Lafosse, Emilie Dequenne - Prix de la meilleure actrice dans Un certain regard - campe une héroïne extraordinairement troublante, se laissant détruire par une situation familiale complexe. Elle est amoureuse d’un jeune homme, Tahar Rahim, qui vit avec son père adoptif, Niels Arestrup. Ce trio familial/infernal se complique pour la jeune femme lorsqu’après la naissance de son quatrième enfant, elle s’enferme peu à peu sous la domination d’une vision de la femme qui l’étouffe et ne correspond pas à sa culture d’origine, tandis que les deux hommes, le père adoptif et le fils, semblent incapable de se séparer. L’issue est tragique, le film magistral.

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Les chevaux de Dieu © DR

Même descente aux enfers dans le film de Nabil Ayouch Les chevaux de Dieu, qui campe l’histoire tragique de deux frères grandis dans un quartier très populaire de la banlieue de Casablanca. L’un des frères fait un séjour en prison, il en revient converti à un islam intégriste. Le film montre comment il y entraîne son frère, jusqu’au passage à l’acte terroriste. Inspiré de faits réels et surtout, adapté du roman Les étoiles de Sidi Moumen de l’écrivain marocain Mahi Binebine, réalisé avec sobriété et densité, le film traque les visages des deux frères, tout d’abord dans le vert paradis de l’enfance, que le réalisateur sait filmer magiquement, puis leur transformation, leur endoctrinement, leurs doutes jusqu’à l’attentat.
Le film a remporté le prix François Chalais 2012.

Ceux qui avaient aimé Precious du réalisateur afro-américain Lee Daniels attendaient beaucoup de The paperboy et seront bien déçus par une carte postale aseptisés de l’Amérique raciste des années cinquante, seulement électrisée par une Nicole Kidmann explosive en pouf masochiste du deep south américain. A la limite, le film vaut rien que pour elle.

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Paradis:amours © DR

Parlant blondes et choc des cultures, c’est un autrichien, Ulrich Seidl, qui va le plus loin dans ce festival plutôt sage dans l’ensemble, avec Paradies : liebe (Paradis : amour), conte cruel du tourisme sexuel ordinaire. Avec le regard d’un photographe mettant en scène chaque plan de manière extraordinairement photographique (entre hyper-réalisme et Martin Parr, si l’on veut), le réalisateur nous plonge dans l’histoire d’une « sugar mama » qui part faire du tourisme sexuel au Kenya. Le public, mis mal à l’aise, quitte la salle progressivement... Est-elle une victime, est-elle un bourreau ? le réalisateur pousse loin la limite, jusqu’à l’insoutenable. La comédienne Margarethe Tiesel, extraordinaire, avec son sourire désarmant et généreux, son âge avancé, ses formes qui en occident font d’elle une pauvre femme vieillissante, s’épanouit dans la sexualité et découvre le pouvoir que l’argent lui confère. On l’aime, tout en la trouvant haïssable. C’est la perverse puissance de ce film, qui sculpte un magnifique portrait de femme et montre une progression vers l’abjection, tout en restant ironiquement bénin. Teresa s’affirme, danse sur cette plage où la mise en scène souligne la ségrégation : d’un côté, les Blancs sur leurs chaises longues, bien gardés par un vigile armé, de l’autre, les Kenyans, avides, pauvres, exclus de leur propre bord de mer. Elle franchit allégrement ces frontières, entre désir, masochisme et domination. On pense à Fassbinder, en particulier à Tous les autres s’appellent Ali. Ulrich Seidl va au-delà, en délaissant le romantisme et les sentiments. On peut le lui reprocher. Mais cela donne des scènes sadiennes où l’on va au bout de la chair, au bout de l’ignoble et où se profile en conclusion la donnée qui présidait au voyage : la solitude. Un film impitoyable sur les « rapports » Nord-Sud.

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Le repenti © DR

Bruissements cannois

D’autres critiques suivront pour le film de Yousri Nasrallah, Baad el mawkeaa (Après la bataille), en compétition officielle, inspiré des événements de la place Tahrir en février 2011, ainsi que celui de Merzach Allouache à La quinzaine des réalisateurs Le repenti, Label Europa Cinéma.
Au pavillon des cinémas du monde, les auditeurs de RFI ont dit un chaleureux au revoir à Catherine Ruelle, qui part vers de nouvelles aventures après avoir accompagné le cinéma africain sur la chaîne depuis les années quatre-vingt. On a pu voir Eriq Ebouaney en diabolique gangster dans le film de Fleur Albert Stalingrad lovers, présenté en sélection Acid. Le producteur Jean-Roké Patoudem est fier d’annoncer le succès des ventes du Mec idéal de Owell Brown jusqu’en Chine... et espère que le film sortira prochainement sur les écrans français. On attendait le film d’Alain Gomis, Aujourd’hui, pourquoi ce film (découvert par les happy few de Berlin) n’est-il pas à Cannes ? Montré au marché du film, trop discrètement, on regrette que le franco-sénégalais n’ait pas lui aussi trouvé tribune cannoise à la mesure de son talent, déjà confirmé par L’Afrance et Andalucia.

Caroline Pochon
Mai 2012

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