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Produire en outre-mer - Cannes 2011
Publié le : vendredi 27 mai 2011
Rencontre avec Jil Servant, producteur


Pala Viré productions, créée en 2007, a notamment produit en 2011 trois court-métrages tournés en outre-mer : La femme qui passe de Véronique Kanor, Fichues racines de Marie-Claude Pernelle et Beautiful de Serge Poyotte.




« Pala Viré »

Jil Servant
Pala Viré production existe depuis 2007, « pala viré » est un terme qui signifie « la claque » en créole, il existe dans tout la Caraïbe, de Haïti à la Guyane, tous les caribéens comprennent ce terme et c’est pour cela qu’on l’a choisi. Cela a été difficile de produire des court-métrages, avec mes associés - qui sont, pour certains, les réalisateurs de ces court-métrages (Serge Poyotte et Véronique Kanor) -, nous avons tenté de mutualiser, de faire les films en même temps. La femme qui passe (20 minutes) de Véronique Kanor, tourné en Guadeloupe en super 16 a été suivi de Fichues racines (30 minutes) de Marie-Claude Pernelle, tourné dans le Val de Marne et en Guadeloupe, et de Beautiful (40 minutes) de Serge Poyotte, tourné en Guyane. Si on n’avait pas pu les faire en même temps, je pense qu’aucun ne serait sorti, c’était trois ou rien. C’est une solution pour faire du court-métrage en outre-mer. On est obligé d’avoir plusieurs projets en même temps. Cela a marché comme cela et s’il fallait le refaire, je le referai.

Le thème de la mort

Clap Noir
Y a-t-il une thématique commune à ces trois films, peut-on dégager un état d’esprit ou un état des lieux caribéens à travers ces films qui émergent ?

Jil Servant
Pala Viré produit aussi le film d’une réalisatrice anglaise, L’huissier (5 minutes), sélectionné au Short film corner à Cannes, qui marche très bien. En tant que producteur, je suis ouvert. Pour les trois films que j’ai produits cette année, ce sont trois personnes de trois îles différentes, Véronique Kanor est de la Martinique, Marie-Claude Pernelle de la Guadeloupe et Serge Poyotte vient de la Guyane. Les trois films parlent de la mort. La thématique est très créole francophone, je dirais. On a une façon de parler des morts, de les respecter, de fêter la mort (la Toussaint est une grande fête aux Antilles). Quand j’ai reçu les projets, j’ai été frappé de voir que les trois films parlaient de la mort. Véronique Kanor a situé son film dans un cimetière, c’est une histoire d’amour qui a lieu dans un cimetière. Marie-Claude parle d’un matricide. C’est l’adaptation d’une nouvelle de Gisèle Pinault : une femme laisse mourir de faim sa mère et donc, la tue, et termine en hôpital psychiatrique. Serge Poyotte dans Beautiful, rend hommage à un écrivain mort, Léon-Gontran Damas (un des chantres de la négritude avec Senghor et Césaire). La mort est présente avec une dimension fantastique dans le film, et l’apparition de spectres, de fantômes. Pour le cinéma caribéen, c’est une dimension qui, je pense, restera présente à l’avenir. Il y a eu d’autres thématiques fortes, notamment l’esclavage, avec Nèg Maron ou avant, Rue Case-nègres. Tout est à faire dans le cinéma caribéen. A Pala Viré, on essaie de faire du cinéma mais tant que l’on a pas davantage de long-métrages qui se font, on ne peut pas encore parler de cinéma caribéen, du moins dans les Antilles francophones.

Visibilité

Clap Noir
Qui voit ces films ?

Jil Servant
Il y a des festivals, en outre-mer. Les trois films produits par Pala Viré production ont obtenu des prix dans les festivals, là-bas. La femme qui passe a eu une mention spéciale du festival de film de Guadeloupe, Fichues racines a eu une mention spéciale en Martinique et en Guadeloupe. Pareil pour Beautiful, un prix en Guadeloupe, on espère des sélections et des prix en Guyane. Mais je ne ferais pas ce métier si je me contentais de la « niche » outre-mer. Je souhaite faire des festivals en France (« métropolitaine », comme on dit outre-mer !). Et là, on a l’impression de se heurter à un mur. Je ne suis pas le seul à constater qu’un film fait en outre-mer n’est pas sélectionné… Je travaille avec un réalisateur confirmé, Didier Blasco, qui a réalisé il y a deux ans un court-métrage qui s’appelle Toilette zone, tourné en France avec des acteurs antillais. Il faut constater que son film a bien marché à l’international – mais pas du tout en France. Donc, on se pose des questions.
J’espère que les films qu’on a produit marcheront à l’international, mais il y a une interrogation en France. Est-ce que la France s’intéresse vraiment à ce qui se fait en outre-mer ? Je ne suis pas capable de répondre à cela. Nous faisons du court-métrage pour l’instant, c’est un marché limité, on peut dire qu’il n’y a pas de marché vraiment. Si le film n’est pas acheté par une chaîne ou pris par un festival, on ne voit pas le film. C’est le cas de la plupart des court-métrages en France. Il faut imaginer qu’il y a mille court-métrages par ans qui sont produits en France, avec un visa ! Le court-métrage reste une rampe de lancement. Très peu de réalisateurs ne font que du court-métrage et le public du court-métrage reste limité. C’est le jeu !

Jean-Claude Barny a baptisé son prochain film Le mur du silence. Il y a donc un mur du silence…

Je suis d’accord, mais je reste optimiste. Je suis assez jeune pour y croire. Les murs sont là pour être détruits, contournés, surmontés. Il y a beaucoup de réalisateurs mais on manque de producteurs. Je ne comprends pas que des jeunes ne se destinent qu’à la réalisation. La production est un métier très valorisant, épanouissant. Il faut que des jeunes se destinent à la production, parce qu’un réalisateur a besoin d’un producteur, c’est un couple nécessaire pour faire un film. Un réalisateur tout seul ne peut pas tout faire tout seul sur une longue carrière. Pour faire un cinéma caribéen, il faut des productions.

Que peut-on dire de la visibilité de la communauté noire dans le cinéma français. Y a-t-il un avant et un après Nèg Maron ?

Nèg Maron est un bon film. Quand on passe après Nèg Maron et que l’on dit qu’on veut faire du cinéma antillais, cela facilite vraiment le travail de ceux qui arrivent après. Mais on a en moyenne un film qui sort tous les cinq ans. Il y a eu aussi Première étoile de Lucien Jean-Baptiste, qui était une comédie bien faite, qui a bien marché, c’était du beau boulot. Cela aide les autres. Mais il en faut plus. Lucien Jean-Baptiste va pouvoir faire son deuxième film. Mais on a des difficultés à faire des films, il n’y a pas d’industrie. Certains territoires ont même bloqué l’émergence du cinéma. Les comédiens ne travaillent pas. Un réalisateur peut attendre cinq ans avant de faire un film, mais un comédien ne peut pas ! il doit travailler régulièrement. C’est difficile, on leur propose des seconds rôles. Ils ne sont pas pris dans des rôles qui n’auraient pas de rapport avec l’outre-mer. C’est à l’image de la France.
Je parlais avec un ami asiatique. Le doublage des séries est honteux. Dans une série américaine, les Noirs n’ont pas un « accent noir », les Asiatiques n’ont pas un accent asiatique, ils ont l’accent de leur région d’origine. Un Américain d’origine asiatique, s’il vient de Boston, aura l’accent de Boston ! Un Noir-Américain n’aura pas le même accent selon l’Etat dont il vient. Mais en France, ils vont être doublés tous de la même façon. Pour un personnage noir, on choisit souvent un acteur antillais et tout à coup, tous les Noirs ont l’accent antillais ! Et on a intériorisé cela. Pareil pour les Asiatiques, on leur donne un accent stéréotypé à la télévision ou au cinéma. Dès que l’on est un peu différent, c’est dur. Les choses changent un peu. Mais il faudrait imaginer des séries… On parlerait peut-être de quotas, de discrimination à l’envers, mais il n’y a pas qu’au cinéma qu’il y a des problèmes.

Financer le cinéma outre-mer

Comment se passe le financement des films caribéens ?

Si on se place d’un point de vue étranger, notamment de l’Afrique, on pourrait se dire qu’il y a quelque chose d’absurde dans l’outre-mer : il y a beaucoup d’argent. Quand je parle de cela à des réalisateurs qui sont en région et non pas à Paris, ils sont surpris de l’existence de fonds pour le cinéma outre-mer. Les gens ne savent pas qu’il y a de l’argent en outre-mer pour faire des films. Et il n’est pas nécessaire d’être de là-bas. Ce n’est pas parce qu’on est de Lorraine que l’on doit faire ses films en Lorraine. Le plus souvent, ce sont des parisiens qui viennent en région pour faire des films. J’imagine les réalisateurs à venir faire des films en outre-mer. Chaque territoire a sa politique cinéma, a son département culture et ses propres financements, avec les mêmes contraintes que les régions en France. Au niveau du CNC, on a un fonds spécial pour l’outre-mer, en fiction. Depuis plusieurs années s’ajoute à cela l’ACSE, le fonds images de la diversité, qui concerne également l’outre-mer (pas uniquement). Le Ministère de l’Outre-mer finance aussi des films, à certaines conditions. Il y a donc plusieurs organismes. Souvent, les gens ne font pas parce qu’ils ne savent pas ! Je ne dis pas que c’est facile. Ce n’est pas parce que je demande quelque chose à un financeur qu’il va me l’accorder. Mais en étant au courant, on demande à l’institution, il y a un cahier des charges, un dossier à faire : le plus souvent, j’ai obtenu ce que je demandais. La plupart du temps, ces institutions nous répondent qu’elles manquent de projets ! Les commissions ne se réunissent pas parce qu’elles manquent de projets ! Est-ce que, vraiment, il n’y a pas assez de réalisateurs pour faire des projets pour que l’on nous réponde cela ? On est souvent obligés d’attendre un an, parfois deux ans pour avoir une réponse parce qu’ils nous disent qu’ils n’ont pas assez de projets. Est-ce que les projets qu’ils reçoivent ne sont pas assez bien présentés pour pouvoir être aidés ? Peut-être. Je pense que beaucoup de gens ignorent qu’ils peuvent bénéficier de ces fonds. Je dis à d’autres réalisateurs de présenter des projets, même si je présente les miens : s’ils ont deux projets, ils ne se réunissent pas, s’ils en ont dix, ils vont se réunir et financer !

Quelles sont les perspectives ?

Beaucoup de jeunes se forment. Il y a eu de grands films, il y en aura d’autres. Il faut rencontrer, aller dans tous les festivals et pas uniquement Cannes, continuer à se former, voir d’autres choses, ne pas avoir pour seules références le clip ou la publicité. Je suis très inspiré par le cinéma asiatique, par exemple.

Comment se fait-il que Véronique Kanor, Marie-Claude Pernelle et Serge Poyotte ne soient pas présents à Cannes pour défendre leurs films cette année à Cannes ?

La Guadeloupe a fait un effort cette année pour faire venir plusieurs personnes à Cannes, pas simplement des réalisateurs. Pala Viré productions n’a pas les moyens de faire venir des réalisateurs à Cannes sur ses propres fonds. Mais s’ils ne sont pas là cette année, ils seront là l’année prochaine, je n’en doute pas. A Cannes, il n’y a pas de pavillon outre-mer, on le souhaite tous mais cela dépend des institutions. Mais j’ai toujours apprécié d’être hébergés au Pavillon des Cinémas du Monde à Cannes, cela permet de rencontrer d’autres pays, notamment d’Afrique. On constate que les financements sont compliqués. Le pavillon permettait de faire des projections, il est plus petit cette année et il n’y a plus de projections dans le pavillon. Au marché du film, il y a 1800 films projetés. J’ai trois films, on a peu de chances. Mais les films sont proposés aux festivals français et internationaux. Et puis, ils vont être diffusés ou ont été diffusés tous trois sur RFO. Vous me direz, « pourquoi toujours RFO ? ». RFO fait partie du groupe France Télévision. C’était la chaine de l’outre-mer, c’est la chaine de la diversité. Dès qu’on a un sujet qui concerne l’outre-mer, toutes les chaînes nous renvoie à RFO. « vous avez déjà votre chaîne les gars ! ». Si c’était si facile, on le saurait mais j’insiste, il y a beaucoup de sources de financement possible pour constituer de vrais budgets de court-métrages de cinéma. Pala Viré n’a pas à rougir des budgets des court-métrages produits. Les films sont techniquement irréprochables. Il y a matière à faire du bon cinéma, qui tient la dragée haute. On est là, ça va continuer, vous entendrez parler de nous.

Propos recueillis par Caroline Pochon

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