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Un homme qui danse
Publié le : samedi 25 mai 2013
Grigris de Mahamat-Saleh Haroun

Seul long-métrage d’Afrique en compétition de la 66e édition du Festival de Cannes, Grigris du tchadien Mahamat-Saleh Haroun a déçu les critiques mais pose les bases d’une nouvelle tentative cinématographique à travers le parcours d’un danseur handicapé.

Grigris (Souleymane Démé) vit avec sa mère et son mari (Marius Yelolo). Ses temps libres, il les partage entre le studio photo de son beau-père et la piste de danse des boîtes de nuit de N’Djamena. Car dans cet univers nocturne et festif, Grigris est au centre de l’attention non pour son handicap mais bien pour son talent. Grigris est un danseur hors-pair, qualité qui pourrait lui servir pour séduire la belle prostituée Mimi (Anaïs Monory) si la maladie de son beau-père ne le poussait dans le trafic d’essence pour régler les frais d’hospitalisation…

Voici donc le nouveau film de Mahamat-Saleh Haroun, réalisateur tchadien de talent qui a su décrocher à plusieurs reprises (Bye Bye Africa, Daratt, Un homme qui crie) des distinctions dans les prestigieux festivals internationaux de cinéma que sont Cannes et Venise.

A l’inverse de ses précédents films qui cristallisaient les enjeux des personnages sur la quête du père (Bye-Bye Africa, Abouna), voire du fils (Un homme qui crie), Grigris s’installe davantage dans une quête de soi-même, quoique Grigris ne vive pas avec son père naturel et que Mimi n’ait pas connu le sien.

Plus qu’un enjeu familial, Grigris s’articule donc autour de l’acceptation de soi malgré une jambe qui peut être encombrante pour Grigris ou un corps qui s’échange contre de l’argent pour Mimi. A Grigris, il manque une jambe mais pas d’intégrité : son entourage le respecte tel son beau-père qui lui propose de reprendre son studio ou son ami Moussa qui ne veut pas l’embarquer dans des trafics. A Mimi l’aspirante mannequin, il manque en revanche un amour de soi par rapport à son corps et son métissage (une perruque afro pour cacher ses cheveux ondulés, une croyance crédule sur sa grosseur quand on la recale d’un casting). Ensemble, ils vont affronter la vie et les trafiquants pour vivre en paix un amour basé sur les atouts de l’autre plus que sur ses défauts.

Ce français qui nous dérange

En offrant le rôle principal de Grigris à un danseur burkinabè, Mahamat-Saleh Haroun place son film sous le signe du multiculturalisme. Acteurs à l’accent français (Anaïs Monory, Marius Yelolo, Cyril Guei), tchadien (Youssouf Djaoro) ou burkinabè (Souleymane Démé), Grigris est porté par un casting international qui – quelles que soient les compétences et le charisme de chacun – dessert quelque peu son récit tchadien.

Qu’il est loin le temps de Daratt où les acteurs échangeaient en arabe ou dans un français teinté d’un accent ! Dans Grigris, seul Souleymane Démé – et Youssouf Djaoro, malheureusement peu présent – ont une couleur de voix locale, les autres personnages, jamais présentés comme liés à l’extérieur, s’exprimant comme des expatriés. Certes, comme le soulignait récemment le critique burkinabè Justin Ouoro, « L’artistisation de la pratique linguistique dans la filmographie moderne offre plutôt le constat d’une liquidation de la blessure coloniale, par le fait de l’assimilation et de l’appropriation de la langue du colonisateur par le colonisé ». Mais l’utilisation d’un casting étranger - bien qu’il valorise les compétences de bon nombre d’acteurs Noirs qui, en France, ont peu de rôles consistants – laisse le spectateur sur sa faim. Comme dans Un homme qui crie où l’accent parisien de Diouc Koma laissait penser qu’au mieux le fils avait vécu à l’étranger, au pire il était une pièce rapportée.

Que dire aussi de ce retour au village situé à la fin de Grigris qui - même s’il exprime une vision embellie du retour aux sources où les femmes auraient le pouvoir et où le monde rural serait plus accueillant que la ville - présente un autre personnage francophile averti, Fifi (qu’ont-ils donc à tous avoir des noms en "i" ?). Certes, les dialogues nous expliquent que Fifi vivait à la ville et s’est finalement retirée au village, mais on a du mal à imaginer une vie de village en français tant "l’appartenance francophone des pays d’Afrique de l’ouest repose plus sur d’autres critères que le critère linguistique"(Justin Ouoro).

Tectonique des corps

« Pouvons-nous dépasser l’apparence de ce que nous percevons ?
Pouvons-nous déplacer l’apparence de ce que nous percevons ?
" s’interrogeait le psychanalyste Gérard Lucas au sujet de la tectonique des corps. Deux questions appropriées par rapport au traitement qu’Haroun réserve à ses héros.

Grigris est handicapé mais en aucun cas le spectateur ne ressent d’empathie pour cette déformation. Car Grigris vit, sourit, est gentil, travaille et drague les filles, une fille, Mimi. Son entourage a su tirer de lui le meilleur (allant même jusqu’à l’arnaquer comme son imprésario en boîte de nuit), et seules les difficultés de travail lui font ressentir la douleur de l’échec lié à son handicap à la manière dont Moly, court-métrage sénégalais de Moly Kane (2011), exprimait la blessure professionnelle liée à la chair, la discrimination au travail. Souleymane Démé campe ce personnage avec grâce, empathie et crédibilité et l’on regrette quelque peu que le film ne soit pas à la hauteur de son personnage.

Mimi est bien roulée mais tributaire de son corps, pour attirer des clients mais surtout pour passer des castings. Sa beauté véritable, tête dégagée de son immense perruque afro, elle ne l’offre qu’à Grigris pour qui, justement, elle n’exprime aucun rejet. "Tu n’es pas comme les autres" lui dit-elle simplement. Dans la tendresse qu’elle lui exprime, on comprend qu’il ne s’agit pas d’une remarque sur son physique mais sur son comportement. Malheureusement, la prostituée et "femme fatale" du film est encore une métisse parisienne (comme Manie Malone dans Viva Riva) dont le jeu n’est pas convaincant. A quoi sert-il de toujours aller chercher des inconnues lorsque sur le continent autant d’actrices sont au chômage ?

A défaut de dépasser la perception qu’ils ont de leur propre corps, Grigris et Mimi déplacent la perception de leur apparence : l’un par des pas de danse majestueux qui font de lui un danseur adulé, l’autre par le camouflage de son corps la rendant belle et désirable, loin de la tristesse qui l’habite.

Effet de style

Que dire du traitement que le réalisateur réserve à l’ambiance de son film ? Une atmosphère de nuit, car "tous les évènements les plus interlopes se déroulent au coucher du soleil" (dixit Haroun), des séquences aux couleurs stylisées (telles celles, splendides, du passage de bidons d’essence dans les égouts et de la danse à contre-jour dans une salle vide) ainsi qu’une utilisation des couleurs qui n’est pas sans rappeler d’autres univers nocturnes africains tels que Les Saignantes de Jean-Pierre Békolo (Cameroun, 2005) ou Viva Riva de Djo Tunda wa Munga (RDC, 2010).

Le tour de force d’Haroun est d’avoir proposé un nouveau style, beaucoup plus urbain, jeune et décalé, même si l’on attendait de lui de le pousser à l’extrême, en commençant par les scènes de boîtes de nuit qui auraient été davantage crédibles avec du coupé décalé ou du R’N’B et des basses poussées qui auraient fait vibrer nos fauteuils, comme dans nombre de maquis. Grigris est rempli de petits moments forts qui ne sont pas développés, d’images magnifiques qui ne sont pas exaltées, d’effets de style chiadés amoindris par la portée du scénario.

Filmer la danse n’est pas aisé et mérite souvent que la forme scénaristique du film s’adapte à cette thématique. Les meilleurs exemples à ce sujet sont le court-métrage Nora d’Alla Kovgan et David Hinton (USA, 2008) où la mise en scène épurée et les décors grandioses accompagnent les chorégraphies de la zimbabwéenne Nora Chaupimire, et le documentaire Body and Soul du français Matthieu Bron (Mozambique, 2011) où des danseurs handicapés filmés à hauteur d’hommes s’élèvent avec grâce au rythme de la musique malgré leurs membres manquants.

Bien sûr, Grigris atteint aussi un paroxysme lors d’une scène de danse magistrale effectuée sur un toit où Grigris, en caleçon, affirme enfin son corps et sa jambe gênante et offre une chorégraphie sincère et contemporaine élégamment filmée (et qui, pour une fois de la part de Wasis Diop, bénéficie d’une musique afro-électro totalement adaptée).

Vers une nouvelle approche cinématographique

Ne renions pas le fait que Mahamat-Saleh Haroun est un grand réalisateur et que sa présence au Festival de Cannes 2013 était essentielle pour affirmer la visibilité d’une Afrique toujours minime sur la scène cinématographique internationale. Son travail, ses parti pris et ses choix esthétiques sur Grigris sont intéressants. Mais comment défendre une nouvelle vision des films venant d’Afrique si l’on ne pousse pas la mise en scène à son extrême, en réinventant les codes du cinéma, en s’appropriant l’urbanité et la complexité du monde contemporain qui se jouent actuellement dans les sociétés africaines ?

Mahamat-Saleh Haroun tenait à la fois un sujet et un acteur percutant pour changer le regard du monde sur l’Afrique et son cinéma. Il en a fait un film moyen noyé par la qualité des autres films de la compétition officielle, alors qu’il avait beaucoup d’éléments en main pour proposer une nouvelle approche cinématographique de la danse et du monde urbain africain.

Claire Diao

Lire aussi :
« Français et langues nationales dans les cinémas d’Afrique noire francophone : De l’esthétisation du ressentiment à la liquidation de la blessure » du critique de cinéma burkinabè Justin Ouoro sur le blog Travelling Waga-Abidjan : http://critiquesburkinacotedivoire.blogspot.fr/2013/05/francais-et-langues-nationales-dans-les.html?showComment=1369454035733#c736678839188892596

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