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Journal de luttes
Publié le : dimanche 12 mai 2013
Même pas mal de Nadia El Fani

Ouagadougou, Fespaco 2013 : par deux fois, Nadia El Fani est montée sur l’estrade pour recevoir un prix pour son film Même Pas Mal et, par deux fois, elle a levé le poing de la victoire, accompagné d’un sourire radieux . Et c’était contagieux ! D’autres poings se sont joints au sien, d’autres sourires aussi. Le sujet de son dernier documentaire, aucun scénariste de fiction n’aurait osé l’envisager : la lutte d’une personne condamnée à la fois par une fatwa et un cancer. Cette personne est une femme, tunisienne, réalisatrice, athée, et s’appelle Nadia El Fani.

Comment refuser un tel sujet quand la vie vous l’offre sur un plateau, même empoisonné ?
Comment ne pas acter jour après jour ce parcours du combattant contre des adversaires sans merci ?
Comment ne pas s’emparer d’un cas exemplaire pour créer une œuvre cinématographique forte ?
Comment ne pas témoigner au yeux du monde que le courage et la détermination font plus que larmes et plaintes ?
« Tout est une question de cellules », déclare la réalisatrice dès les premières images. Cellules malignes qui prolifèrent à l’intérieur des corps bien avant que d’éclater au grand jour, cancer et salafisme même combat . Journal de bord qui couvre la période d’août 2010, quand elle décide d’aller filmer le ramadan à Tunis jusqu’à décembre 2011, où elle est déclarée guérie par la faculté.

Dix-sept mois, de lutte pendant lesquels on va suivre, dans la lumière, la gestation de son film Ni Allah, Ni Maître, et, dans l’ombre, l’évolution de sa maladie, alors qu’éclate la révolution tunisienne. Elle en changera le titre en Laïcité Inch Allah, dans l’espoir de contrer le malentendu cultivé par les intégristes, car elle n’attaque pas l’islam, elle réclame la laïcité. Mais son propos est détourné par les nouveaux maîtres à des fins politiques.
Le cancer attaque à Noël. Premier ennemi qui pourrait l’anéantir, si elle n’avait d’autres perspectives : on va enfin chasser Ben Ali, ce n’est pas le moment de mourir ! Effervescence et angoisse jugulée ! Le printemps arrive, elle perd ses cheveux, se fait raser la tête, et, entre deux chimios, monte son film. Avril 2011 : c’est crânement qu’elle le présente en première mondiale à Tunis. Les médias relaient son débat sur la laïcité. En professionnelle de l’image, Nadia El Fani frappe fort : elle impose une fière calvitie. Ce qui, en France, passe pour une audace inouïe, est ressenti, par les nouveaux tenants du niqab, comme l’insulte suprême. Trop belle l’occasion de fédérer la répulsion contre cette femme rebelle et provocatrice !
De pleines pages de messages haineux envahissent les réseaux sociaux, des photos horriblement trafiquées stigmatisent la « truie chauve », sa tête est mise à prix. La réalisatrice, calomniée, insultée, menacée de mort par les intégristes parce qu’athée, doit quitter son domicile et se cacher. A Tunis, les salafistes vandalisent le cinéma Africart qui projette son film, une plainte est déposée contre elle : pas moins de six chefs d’accusation, de blasphème à attentat à la pudeur ! Elle subit sa deuxième opération .

Trop de mort tue la mort. Une seule aurait peut la détruire, cette accumulation la stimule, lui interdit toute faiblesse . Tenir ! Désormais, elle n’est plus seule, ses pairs la reconnaissent et la soutiennent. Elle s’explique sur tous les plateaux, interpelle ceux qui déclarent que le pouvoir est à Dieu, pas au peuple ! L’horizon s’éclaire : sa notoriété grandit alors que ses cellules malades, vaincues, la quittent. Dommage ! En ce qui concerne celles qui rongent la société tunisienne le protocole de soins n’est pas encore arrêté .

Pour représenter cette lutte bicéphale, la réalisatrice use d’une construction alternant public, privé, jour, nuit, explosions et retraite . Sorte de mille feuilles en blanc et noir. Les épisodes du feuilleton politique qui envahissent l’écran d’éclats de bruit et de lumière, sont entrecoupés de fines chroniques, témoins de la progression du combat personnel : la ville, la nuit, la pluie, les tags sur les murs qui donnent le ton comme autant de chapitres, et, à travers les bulles effervescentes d’une pharmacopée galopante, les couloirs d’hôpital et la solitude. Quelques petites notes fragiles de piano accompagnent, ces respirations, têtues, précieuses comme la vie à préserver, rejointes, dans les derniers plans par des accords de violoncelle. La vie a gagné !

Michèle Solle

DVD Même pas mal de Nadia El Fani, 2012, 66’

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