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Interview de Newton Aduaka
Publié le : samedi 10 mai 2008

La version du Lion

Clap Noir a rencontré Newton Aduaka à l’occasion de la sortie française de Ezra

Pourquoi avoir choisi de raconter l’histoire d’Ezra dans le cadre du tribunal d’une commission Vérité et Réconciliation ?


Ce qui m’intéressait par-dessus tout dans le projet « Ezra », c’était l’idée de Justice. Je me suis donc documenté et j’ai pénétré un milieu dont je pensais connaître beaucoup de choses. Finalement je l’ai découvert sous les traits de tant d’injustice. J’ai vu que tout y était politique. Ces enfants se sont battus si longtemps, pas seulement en Sierra Leone mais partout où il y avait un conflit. Ils ont fait des tas de choses monstrueuses, nombreux sont morts, nombreux ont tué. En fin de compte, ceux qu’on appelle à témoigner, ce qu’on expose dans ce genre de manifestations sont les maillons les plus faibles d’une longue chaîne, les enfants. J’ai trouvé cela tout à fait injuste, je me suis dit que j’allais faire un film sur la manière dont un dispositif censé panser des plaies, en fait, a toute l’apparence d’un procès à mes yeux. Dès que vous mettez quelqu’un en face d’une audience, en particulier si vous exposez des bourreaux à leurs victimes, pour parler des mauvais traitements qu’ils leur ont infligés, bien évidemment il y aura un jugement sur eux et sur leurs actes. Le pays, Le moment auquel cela se passe ne fait aucune différence en ce sens, ils seront jugés. Et je ne suis pas vraiment convaincu qu’ils doivent porter un tel fardeau.

Je voulais réellement poser un regard critique sur les Commissions Vérité et Réconciliation et dire : « Est-ce vraiment la Justice ? ». Car des questions demeurent. Où sont tous les autres, ceux que l’on devrait voir dans ce genre d’audiences publiques ? Où ces hommes se procurent-ils leurs armes ? Comment quelqu’un comme Charles Taylor, le dirigeant du Liberia, a-t-il été instrumentalisé dans tous ces conflits ? Où sont les gens avec qui il faisait affaire ? Ils semblent toujours s’évanouir au moment des comptes. Toutes ces entités plus ou moins abstraites qui tirent le profit final de tout ça, elles ne se tiendront jamais à la barre. Je voulais vraiment laisser se dérouler cette commission et permettre à chacun de trancher pour lui une seule question. Qui porte vraiment la responsabilité ? Cette volonté a été un point de départ de la création du film pour moi.

Etait-ce Important que le personnage retrouve la mémoire peu à peu, avec « l’aide » des témoins appelés à la barre ?

A Ezra ne se souvient vraiment pas s’il a tué ses parents ou non. Mais il se souvient d’autres choses. Il se souvient surtout de sa première relation amoureuse, la première fois qu’il a réellement ressenti l’amour. Cet enfant a été arraché très jeune à sa famille, il n’a connu qu’en environnement hostile, la première fois qu’il va croiser l’amour, la première personne qui se soucie vraiment de lui, pas en tant que soldat, mais qu’être humain, va devenir le seul souvenir qui lui reste.

La manière dont la mémoire lui revient peu à peu à travers les témoignages au fil des audiences est la reproduction de ce que j’ai découvert au contact de ces enfants alors que je faisais des recherches. Je leur ai posé des questions extrêmement précises auxquelles ils répondaient tant qu’ils le pouvaient. Mais il y avait sincèrement de nombreuses choses dont ils ne se souvenaient pas. La guerre est en environnement pour le moins chaotique. Le conflit est partout, rien n’a beaucoup de sens. Ces enfants ne savent pas pour quoi ils se battent. On leur dit « demain vous allez attaquer un village ». Ils se préparent, et ils y vont. Ils sont pris au piège et ils essaient de s’en sortir. Est-ce que ce village est celui d’où ils viennent ? On ne leur donne même pas ce genre d’informations. C’est aussi le moyen de les rendre insensibles à ce qu’ils sont supposés faire.

Ce dont il se souvient, c’est ce qui a changé sa vie à jamais. Sa rencontre avec Mariam (Black Diamond) et la découverte de l’amour. Il préfère parler de ce nouveau sens à sa vie. Et les fragments de la guerre qui lui restent en mémoire sont plutôt pour sa défense, les armes qui abondaient, la drogue qu’on leur procurait à foison. C’est Onisha, sa sœur, qui complète l’histoire. Il ne se souvient vraiment pas. Il ne souvient pas avoir tué ses parents, il ne comprend pas de quoi on l’accuse. C’est la complexité d’Ezra. De quoi nous souvenons nous ? De quoi choisissons nous de nous souvenir, par protection le plus souvent. C’est une expression du subconscient. Imaginez qu’il doive en effet croire qu’il a tué ses parents ! Il sait que cela le dévasterait. Ce n’est pas un choix qu’il fait de ne pas se souvenir, c’est seulement la façon dont sa mémoire a travaillé, en bloquant certaines choses. Elle cherche à éviter l’éclatement de son esprit. Ezra est avant tout une réflexion sur ce qu’on se rappelle. De quoi se rappelle-t-on vraiment. Je ne voulais pas être avant tout dans un souci de la narration, mais jouer avec complexité de la mémoire. La mémoire fonctionne en éliminant, il ne reste vite que des bribes qu’il faut articuler pour qu’elles prennent du sens. La mémoire et le traumatisme, c’est le sujet du film.

Le film parle de la mémoire et de l’identité. On devine la référence à l’Histoire. Selon vous, est-on égal à la somme des actes que l’on commet ?

Non. C’est impossible par ce que nous réagissons constamment à des énergies extérieures. Les actes que l’on commet doivent toujours être envisagés en tenant compte des autres forces en présence qui ont influé sur nous.
Ezra est-il mauvais ? Je ne le dirai pas personnellement. Je me garderai bien de toute déclaration à la George Bush : « Evil guy » ! Rien n’est aussi simple. Si tu regardes son histoire et que tu fais un parallèle avec l’histoire de la colonisation et de la néo colonisation qui se poursuit aujourd’hui encore, tu comprends qui est Ezra. Comment il est devenu celui qu’il est, celui qui est jugé. Ezra, comme tous les personnages du film, a hérité une certaine histoire. Esclavage, Colonialisme… Et ça ne s’arrête pas juste parce qu’on le dit. Je suis vraiment heurté par cette idée que « OK, l’esclavage appartient au passé (ce qui n’est vas exact), la colonisation appartient au passé (ce qui n’est pas exact). Il faut aller de l’avant !

Mais tout ça a existé, et existe encore, que cela vous plaise d’en parler ou non ! On ne peut pas claquer des doigts et aller de l’avant comme si de rien n’était.

Des peuples ont été fondamentalement ébranlés, déculturés. Ils essaient aujourd’hui de trouver leur propre sens de l’existence. Leur propre conscience d’eux-mêmes.

Si on prend le cas de la Françafrique. Qu’est-ce qui se passe ? Un pays sort de la guerre exsangue, détruit, partiellement occupé. Que fait-il ? Il va se servir dans ses colonies de toutes les richesses nécessaires à reconstruire ! Les anglais en ont fait de même. L’Europe s’est reconstruite grâce à la richesse de ses colonies. Et pour faciliter l’accès à ces richesses, ils ont installé des marionnettes. Que l’on parle d’Eboué au Tchad, d’Houphouët en Côte d’Ivoire, de Bongo au Gabon… Ce sont tous des marionnettes, des éléments qui aident les richesses du continent à s’exporter en prenant leur toute petite part du gâteau. Et c’est tout un processus qui ne cesse de se perpétuer jusqu’à présent. Il ne faut pas oublier que cela est l’environnement dans lequel éclosent les conflits en Afrique. Avant de juger quelqu’un pour ses actions, il y a tous ces éléments à prendre en considération. Quelles sont les influences de l’extérieur sur l’esprit de quelqu’un, sur l’esprit de ces enfants ? Comment la gouvernance de ces colonies a soigneusement sapé les chantiers d’éducation. Si vous vous éduquez, vous pouvez arriver à pénétrer l’élite. Il aurait pu émerger un nouveau leadership dans le Sud si on n’y avait encouragé l’éducation, mais ce n’est pas ce que souhaitent ceux qui gouvernent. Il y a toujours eu une petite élite formée à l’étranger pour diriger l’Afrique, et une élite corrompue de surcroît. Ezra incarne la colère et l’amertume de ce sentiment d’être exploités que beaucoup d’entre nous partagent. Tous ces éléments d’oppression exercés sur lui doivent être pris en compte.
Je ne peux pas juger Ezra. Ezra n’est pas le coupable. Si mon fils de 6 ans m’était enlevé et qu’on lui apprenait n’importe quoi, à 14 ans il pourrait être n’importe qui, faire n’importe quoi.

Le casting de votre film est très international. Pourquoi cette volonté de votre part ?

C’était un choix tout à fait crucial pour moi. Je tenais à faire jouer des acteurs de tous horizons, qui incarnaient vraiment une idée de panafricanisme. J’ai choisi des acteurs d’origine africaine venant de Londres, de paris, d’Ouganda, d’Afrique du Sud, du Rwanda, des Etats-Unis… Ce la me paraissait juste, important pour un film qui traite d’enjeux aussi importants pour l’Afrique. Cela ne me semble pas non plus manquer de pertinence aujourd’hui si l’on fait une comparaison avec la situation des ghettos noirs américains, de Haïti… Là où il y a des peuples noirs. Ce sont les défis hérités du passé. Les enfants d’aujourd’hui ont hérité d’un système formidablement corrompu. C’est encore une fois ce que je voulais souligner avec cette interrogation de la « Justice ».

Je voulais vraiment que les thèmes abordés par le film soient exprimés dans leur pertinence bien au-delà d’un pays ou d’un épisode historique. Je voulais montrer que ça ne peut pas être aussi simple que « Des africains tuent des africains ». Pourquoi le font-ils ? Pendant la seconde guerre mondiale, sous le gouvernement de Pétain et alors que De Gaulle menait la résistance, des Français ont tué des Français ! De Gaulle a envoyé des hommes bombarder Paris. Même chose aujourd’hui en Irlande.

Il ne s’agit d’ailleurs même plus d’enjeux africains. C’est bien plus global. Ça a à voir avec l’état misérable du monde. On pourrait citer beaucoup d’exemples qui répondent au même schéma. J’espère que les gens n’y verront pas qu’un enjeu propre à l’Afrique. Le monde est tenu par un petit nombre de gourmands qui régulent tout en pensant à leur propre profit, et les autres ne font que les regarder en se disant qu’on ne peut rien y faire et s’en accommodent.

Je voulais rendre sensible dans ce film pour le plus large public possible que la manière dont le monde est pensé, construit et administré depuis des siècles est basé sur la corruption et l’intérêt. Et la corruption ne vient pas des pays qui en souffrent, mais de l’extérieur. Mais finalement cette pression de l’extérieur pervertit totalement l’intérieur et c’est ce que l’on aime à présenter en général. Je ne voulais pas m’engouffrer dans cette brèche. Je voulais pousser le questionnement aux origines de la perversité. D’où vient-elle ? Les choses restent encore et toujours les mêmes parce qu’une poignée de décideurs sont très heureux que rien ne change. L’Afrique n’est pas pauvre. C’est au contraire un continent très riche, dont les peuples et les pays sont maintenus à dessein dans une pauvreté qui facilite leur exploitation.

C’est l’idée énoncée dans « Bamako », de Abderrhamane Sissako, que l’Afrique n’est pas pauvre mais victime de ses richesses.

Je n’aime pas l’emploi du terme victime. Pour moi les victimes sont ceux qui n’ont pas de voix pour parler de ce dont ils sont témoins. Mais il existe tout de même un schéma de domination, de déculturation, pensé pour maintenir des peuples serviles, dévoués à une certaine idée humainement absurde de ce qui doit être ou non. C’est injuste.

La France est riche, personne ne pourrait penser qu’elle devienne une victime de sa richesse ! C’est de l’homme qui tient le revolver que l’on est la victime. L’Afrique est comme un homme qui se tiendrait debout face à une arme pointée. « Fais ça où nous saurons te briser ». Et tout cela est organisé de manière très méthodique.

C’est pourquoi je n’aime pas employer le terme de victime. Si tu parles de victime pour l’Afrique, tu lui dénies son combat. Il y a un combat en Afrique pour la liberté, comme il y en a toujours eu un. Lumumba, N’Krumah, on pourrait en citer tellement, des hommes qui se sont battus pour l’unité africaine pour sortir l’Afrique de sa domination. C’est un combat qui est souvent passé sous silence mais il existe, et ce mot de victime qui est souvent associé à l’Afrique tend à faire un portrait passif des africains, comme s’ils étaient assis à contempler impuissants le désastre sans essayer d’agir. Ce n’est pas le cas. Les gens essaient de se battre constamment, mais les adversaires à qui ils s’opposent sont beaucoup plus puissants. Peut-être qu’il faudrait trouver d’autres manières de procéder.

Pourquoi est-il important que des réalisateurs africains s’emparent des enjeux du continent et les traitent dans leurs propres films ?

Hollywood peut faire tous les films qu’elle veut. Mais quand quelqu’un a un intérêt dans l’histoire qui est racontée, il faut en tenir compte. Si je reprends l’exemple de la Seconde Guerre Mondiale, imagine que les allemands aient gagné, ils feraient des films sur le sujet qui le présenteraient d’un point de vie tout à fait différent ! C’est important que celui qui raconte une histoire se sente moralement impliqué, mais dans un sens juste. Si tu racontes une histoire et que je la raconte aussi, nous aurons déjà des points de vue différents. Si je raconte en plus une histoire qui est la mienne, celle de là d’où je viens, évidemment que mon regard sera différent du tien. Je ne suis pas satisfait qu’un film comme « Blood Diamonds » essaie de me vendre de la sympathie pour un mercenaire blanc. Et pourtant c’est ce que fait le film, en voulant rendre le sujet sexy ! Et pendant ce temps je vois dans le film des africains mourir par centaines comme des mouches, mais cette histoire là n’est pas intéressante ! Ce qui est intéressant c’est la rédemption de ce personnage qui va vouloir se racheter parce qu’il a trouvé l’amour… Ce n’est pas une histoire africaine, au mieux une histoire de repentance occidentale. Idem pour le film sur Amin Dada ou ceux tournés sur le Rwanda. Dans une certaine mesure je trouve que c’est un cinéma révisionniste. Toujours en train de se défendre « Nous, on a vraiment essayé, mais il y avait ce leader africain corrompu ». Ils étaient tous en relation étroite avec le système qui les accuse. Mais en même temps je pense que tout le monde peut raconter toutes les histoires. En fin de compte, tout est question de compréhension. A quel point comprends-tu ce dont tu parles ? Et il y a aussi le respect. Quel respect as-tu pour ceux dont tu parles ? Beaucoup des films auxquels je faisais référence ne contiennent malheureusement aucun des deux. Tout le monde peut filmer une scène de guerre. Cela n’a rien de difficile. Recréer une scène de guerre, la filmer avec un aspect documentaire pour accentuer l’impression de réel, c’est à la portée de tout le monde. Ce qui est difficile, c’est de toucher l’esprit. Essayer de décrire quelles sont les conditions de destruction de l’esprit qui rendent possibles ce genre de choses. Quelle idéologie, quelle pensée a ainsi fait de l’Afrique ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Celui qui se pose toutes ces questions et qui accepte d’affronter les réponses fera forcément un film très profond.

Le cinéma africain connaît de grandes difficultés, autant en termes de financement pour la production qu’en termes de distribution ou de diffusion de ses œuvres existantes. Croyez-vous que cela soit lié au fait qu’il présente un point de vue différent sur les sujets qu’il traite ?

Oui, en grande partie. Surtout au regard des films qui sont désignés ici comme du grand cinéma africain. Je sais desquels il s’agit et je ne suis pas d’accord pour bon nombre d’entre eux. L’Afrique, de par son histoire, est un continent éminemment politisé.Ces 15-20 dernières années, on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas eu de films africains présentés en Europe, mais c’est toujours un discours qui accuse la tradition qui est mis en avant. La tradition n’est pas responsable de tous les maux, elle n’est pas selon moi le mal qui gangrène le continent. De plus, je pourrai encore une fois trouver en France des exemples de poids handicapant de la tradition, pardon d’en revenir à la France comme contre-exemple mais c’est vrai ! Comment se fait-il qu’en France le poids de la tradition ne semble pas menacer le progrès, s’il existe un progrès ?

Les enjeux d’un continent tout entier ne peuvent pas se résumer au poids de la tradition. Les maux qui frappent l’Afrique aujourd’hui ne découlent pas de l’affrontement de la modernité et du passé. Je trouve assez insultant d’en revenir toujours à cette question. De plus, il me semble évident qu’il n’y a pas là non plus de hasard, que tout cela est délibéré. C’est une manière de conserver l’Afrique, ses cultures et ses peuples dans une sorte de passé romantique, de relayer une vision exotique que beaucoup de gens attendent encore de l’Afrique. Parce que la vérité est top crue. Par le passé il y avait des cinéastes plus engagés en Afrique et ces film ont progressivement disparu. Aujourd’hui j’espère qu’il y une forme de résurgence d’un cinéma qui essaie de faire un autre portrait du continent, de faire la description plus fidèles des tiraillements qui le rongent. L’Afrique est un continent qui continue de se battre avec son passé. C’est la réalité. Et tant que le problème de la domination occidentale sur le continent ne sera pas réglé, je ne crois vraiment pas qu’il y ait d’autres enjeux intéressants à aborder pour moi.

Cela dit, je pense que c’est une bonne chose qu’il y ait une multitude de voix différentes au cinéma. Il y a d’excellents films de village ! Mais à force de travailler à une image du cinéma africain qui ne devrait ressembler qu’à celui-là, les possibilités de produire et de diffuser un cinéma qui aborde d’autres problèmes plus sensibles resteront maigres. C’est l’idée de l’agenda. On décide de ce dont il faut parler au public. Et il faut admettre que peu de gens ont envie d’entendre l’Afrique parler de ses réalités. Combien de réalisateurs d’origine africaine trouvent des opportunités pour faire des films ici en France sur leur vie d’africain en France ? Pas beaucoup ! S’ils commençaient à vouloir le faire ils perdraient tous les soutiens qu’ils ont. J’adorerais faire un film sur la vie d’immigrés africains (y compris du Maghreb) vivant en France. Je sais quel film je ferai, par ce que je l’ai déjà vu ici dans les rues, dans les quartiers… Quand je suis venu à Paris j’étais prisonnier d’un cliché romanesque de la ville lumière, de la vie des artistes. Mais au bout d’un temps la réalité vous frappe, et je n’ai pas aimé ce que j’ai vu.
Prends les émeutes de 2005. Avant les émeutes, vers le mois de février, avec des ais et collègues nous avions rédigé une sorte de lettre collective demandant au gouvernement d’être plus attentifs aux signes avant-coureurs. Il y avait déjà eu des feux, des foyers d’immigrants incendiés dans des conditions mystérieuses. Nous l’avons envoyer à peu près à tous les organes de presse importants en France. Devine qui l’a imprimé ? Personne ! Personne n’a rien imprimé. Il y avait environ 400 signatures d’artistes, d’avocats, de professeurs. D’abord d’origine africaine puis cela s’est étendu à quiconque souhaitait nous rejoindre. Rien ne s’est passé, les gens ne veulent pas entendre ça. Puis sont arrivées les émeutes, et je me suis senti triste en pensant « Et voilà ! ». C’était prévisible. Ça ne fait que commencer à moins que quelque chose ne soit fait en profondeur. Je ne parle pas de nommer Rachida Dati ou de mettre un visage noir au JT. Ce truc est si vieux, plus personne ne peut se faire avoir comme ça. Mais si tout continue sans changer, dans les prochaines années la situation va être vraiment très tendue. Il y a une jeune génération qui a un sens de l’appartenance complètement différent et qui refusent le traitement qu’on leur réserve. Ils l’ont vu infligé à leurs parents, ils ne sont pas prêts à accepter les mêmes sacrifices. Et quand ils finissent par se rebeller à force d’être réduits au silence, alors on est trop content de les filmer enfin pour les montrer sous ce jour caricatural.

Liberté, Egalité, Fraternité. Ce sont des mensonges. Ce sont des jolis mots, puissants, mais ils ne correspondent à rien de ce qui se vit dans ce pays. C’est de la pub, et ça ne marche plus !

Les jeunes générations ont grandi ici dans un environnement dont on leur a dit qu’ils faisaient partie et ils compte bien en faire pleinement partie. Et c’est leur droit le plus élémentaire.

Parlons de votre parcours vers le cinéma. Vous avez grandi au Nigéria à l’époque des événements au Biafra. Est-ce que la volonté d’exprimer vos convictions politiques vous a guidé dans votre choix de carrière ?

Non. J’ai vraiment commencé à ressentir cet impératif politique dans mon cinéma après avoir fait « Rage » au Royaume Uni. Il y était question de muliculturalisme, c’était un mot très à la mode pendant les années 90. Aujourd’hui on préfère parler de diversité. Les mots n’arrêtent pas de changer mais au final c’est toujours le même problème. Je me suis aperçu qu’une fois encore ce sont de belles paroles mais la réalité du système se montre sous un jour bien différent. Il repose sur un racisme institutionnalisé. La police est raciste, l’éducation également, tout comme ici. Et tu sais pourquoi ? Parce que c’est toujours la même institution qui a organisé l’esclavage il y a des siècles. Vous pouvez avoir fait votre révolution et tous les autres épisodes porteurs de grand changement. Dans le fond rien ne change. L’institution cherche à défendre les intérêts de l’empire. Même si les empires n’existent plus au sens premier, ils continuent d’exister sous de nouvelles formes à travers les compagnies multinationales entre autres, les institutions supra gouvernementales… Aujourd’hui je veux mettre mon cinéma au service de ces questions essentielles. Les relations de domination continuent d’avoir cours. La France a toujours des accords militaires au Tchad. Le conflit en Côte d’Ivoire dans laquelle la France s’ingère. Il ne peut y avoir d’indépendance pour celui qui ne contrôle pas son économie, pour celui qui ne contrôle pas sa police ou son armée. Les pays d’Afrique de l’Ouest francophone sont toujours privés de leur indépendance. Ils doivent demander la permission avant d’établir leur budget et de décider comment ils veulent utiliser leur argent. Ces décisions continuent d’être prises ici. De quelle indépendance parle-t-on ? Mon cinéma s’intéresse à l’humain, aux gens, à ce qui nous fait agir et réagir. Pourquoi restons-nous bloqués dans la médiocrité ? Si c’est ce qu’on appelle la civilisation, c’est une vaste blague. Il n’y a rien de civilisé là-dedans, ce ne sont que des mensonges, de l’agression, du pouvoir. Rien de très évolué là-dedans. Celui qui a la plus grosse arme pèse le plus lourd au Conseil de Sécurité de l’ONU et décide comment doit être gouverné le monde. Un jour cela sera vu et reconnu comme tel, c’est encore difficile parce que nous vivons dedans, mais un jour cela sera appelé par son vrai nom. J’espère que mes films pourront aider à faire venir ce jour au plus vite. Il y a un proverbe africain qui dit : « L’histoire de la chasse n’est pas complète tant que le Lion n’a pas raconté sa version ». Tu sais, le chasseur est libre de parler de la chasse et de raconter ses exploits, mais si le lion pouvait raconter son histoire, on aurait une autre perspective. Mais il faut tout de même être étroit d’esprit pour croire que cela vous profite vraiment sur le long terme. Tôt ou tard, les dominés se lèvent. Ils le feront encore. C’est l’Histoire qui parle. Je questionne cette grande culture qui vante sa propre tolérance et son ouverture. Et en la questionnant, je me questionne aussi. Longtemps je me suis satisfait d’observer de petites choses, de les restituer. Mais j’en suis venu à me demander ce qu’est vraiment un réalisateur, au fond. Comment pourrait-on être témoin de toutes ces choses et ne pas en parler ? Comment accepter des honneurs, des accolades de félicitation pour son travail, des récompenses… Ils sont de belles surprises et j’en apprécie la valeur, j’apprécie le geste, mais ils ne peuvent pas être ma raison de faire ce que je fais. Je ne peux plus supporter que tout ça soit passé sous silence. Cela me ronge, c’est dans mon esprit, au plus profond de moi, et cela me ronge de l’intérieur. C’est comme ça qu’est né « Ezra ». Mon prochain film se passe dans mon pays, le Nigéria, sous un régime dictatorial et militaire, et raconte l’histoire d’un artiste. Comment vit, comment existe l’art dans un tel régime où la liberté d’expression n’existe pas ? Après ça j’irai m’isoler et je ferai des natures mortes de plantes et de fleurs ; tu sais, la politique vraiment, c’est diabolique. La façon dont on la pratique en tous cas. Et cela t’aspire, peut détruire ton esprit. Je ne veux pas que mon esprit soit dévasté par la colère. Je ne veux pas devenir Ezra. Mais il est important que les gens qui voient, ceux qui savent, fassent entendre leur voix. Qu’ils aient le courage de risquer la perte de leurs privilèges. C’est très difficile de ne pas s’engager, mais c’est tout aussi difficile de s’engager parce que le chemin vers la sortie et très court et glissant. Avant de t’en rendre compte tu peux facilement être écarté. Nous, les artistes du Sud, nous avons le devoir de faire entendre nos voix et celles des millions de personnes que nous représentons en le faisant.

Les cinéastes africains sont ils des lions qui luttent pour leur survie afin de raconter leur version de l’histoire ?

On peut dire ça ! Ce pays préfère ne pas regarder son histoire passée de trop près pour ne pas affronter ce qu’il serait obligé d’y voir. Je me sens contraint à prendre la parole dans ces conditions. Je délivre ma vérité et c’est tout. Le plus grand risque que j’encoure est de ne pas être financé pour faire un prochain film, je le prends. Chacun devrait se sentir forcé de raconter ce qu’il sait. Le lion essaiera toujours de raconter sa propre version de l’histoire.

Propos recueillis par Sophie Perrin (Clap Noir)

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