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TEZA et la génération des années soixante - soixante dix
Publié le : dimanche 8 février 2009
La tradition exilée

Comment oublier Sankofa (1993), et le regard à la fois épique, humaniste et lyrique que portait le cinéaste éthiopien Hailé Gerima sur le drame de l’esclavage ? Il a fallu quatorze ans à Hailé Gerima pour réunir l’argent pour faire Teza (la rosée), qui raconte l’amertume de l’exil pour la génération des élites intellectuelles africaines des années soixante - soixante dix. Le film n’est pas encore sorti en Ethiopie.

Amberber fut un jeune homme ardent, élégant, ambitieux. Etudiant en médecine en Allemagne, dans les années soixante dix, il rêve d’un monde meilleur pour l’Ethiopie et y retourne pour exercer la médecine, prenant le risque de couper des liens personnels tissés en Allemagne. Mais là, c’est le drame, il est victime du régime de Mengistu, qui fait une traque impitoyable aux intellectuels passés par l’Europe. De retour en Allemagne, moralement brisé, il est victime du racisme et échoue finalement dans son village, le corps en lambeaux et le moral démoli, où il tente de retrouver le goût de la vie dans un pays qu’il a du mal à reconnaître. C’est près d’une jeune villageoise qu’il trouvera l’amour et le réconfort. Le film est construit sous la forme de flash-backs qui s’ancrent dans ces images de retour au pays natal, comme l’aurait dit Aimé Césaire, décédé l’an dernier, également à l’honneur à Amiens avec deux portraits réalisés par la cinéaste Sarah Maldoror (dont nous avons découvert un fort joli film, à suivre).

Le réalisateur de Sankofa n’a pas perdu son souffle lyrique et nous plonge une fois de plus dans l’âme de ses personnages. Ce héros douloureux et fragile, magnifiquement interprété par Aaron Aféré nous fait entrer dans ce drame personnel qui recouvre celui de toute une génération d’intellectuels. Pour ces élites sabordées, il a fallu choisir entre l’exil et l’abandon des racines ou le retour dans des pays où les gouvernements se sont acharnés à les briser, soit par la corruption, soit par le harcèlement politique, comme le film le montre avec une évidente cruauté.

Le film ose également aborder la vie des étudiants africains en Allemagne durant cette période et la question de la filiation. Le mariage mixte se solde par une rupture. Amberber, ambigu dans sa virilité, rompt avec une femme qui porte un enfant de lui sans qu’il le sache. Où faire un enfant ? Avec qui ? Une Allemande ou une éthiopienne ? Voyons le film pour savoir quelle morale le cinéaste exilé va donner à l’histoire d’Amberber.

Hailé Gerima

La tradition, le village
Mon père est conteur, mon grand-père est conteur, ma mère est conteuse, j’ai grandi au coin du feu en écoutant des contes. Je fais partie de la première génération qui a connu l’électricité, par exemple. Et l’une de mes préoccupations en tant que cinéaste est de parler de la culture que j’ai connue enfant. Le cinéma que j’ai envie de faire, ma vision du monde, est en partie le produit de ce que j’ai vécu enfant. Un exemple. Dans le film, à la fin, on voit un enfant dans un champ de fleurs jaunes, faisant des cercles. En Ethiopie, nous faisons des cercles (par exemple dans la manière dont nous fabriquons le pain), de manière spirituelle. Le cercle représente symboliquement la renaissance, de la nouvelle année, par exemple. Quand cette fleur jaune arrive en Ethiopie, on sait que la nouvelle année va arriver. Les jeunes, à Addis Abeba, ne connaissent plus forcément cela, mais je tiens à transmettre cette symbolique que j’ai héritée de ma grand-mère. Le village, dans le film, est inspiré du côté paternel de ma famille. Quand je réalise mon film, la famille au village donne des conseils sur ce qu’il faut montrer, c’est presque comme si le village co-réalisait le film ! On a donc un pied dans la tradition et un pied dans une apparence de modernité, c’est une position un peu schizophrène !

Scénario et réalisation
Il m’a fallu quatorze ans pour réunir le financement pour faire ce film. Donc, je réécris, je retravaille le scénario. C’est le pouvoir que j’ai ! Et ce travail de création se poursuit jusqu’au moment où on termine le film. Certains producteurs - des marchands - veulent que le scénario soit réalisé de manière précise, clinique, sans créativité. Pour moi, le script n’est qu’une plateforme pour s’élancer vers la réalisation. Personnellement, le cinéma m’intéresse aussi beaucoup quand j’entre en montage. Je transforme mon scénario et mon film m’influence aussi personnellement. Le film continue à grandir. Le montage est aussi une étape très créative pour moi. Le montage me prend généralement une année. Et l’arrivée du montage numérique a apporté beaucoup de créativité dans le travail de montage. C’est devenu un processus organique. On ne se contente plus de couper, on continue d’être dans le processus créatif.

La tradition exilée
En Ethiopie, nous avons deux manières de raconter notre histoire. Dans l’une, traditionnelle, nous sommes les descendants du dragon. Mais cette histoire a été occultée par l’église chrétienne orthodoxe, qui a censuré cette légende et l’a reléguée au rang de métaphore primitive. Mon père était prêtre. Durant sa formation, on lui a parlé de la légende du dragon en lui demandant de ne jamais en parler. Dans le film, je n’ai pas réussi à obtenir d’un vrai prêtre qu’il parle de la légende du dragon ! J’ai dû prendre un comédien. En Afrique, une bonne partie de la confusion vient de la confiscation de nos mythes traditionnels par les religions chrétiennes, qu’elles soient locales ou qu’elles soient celles des missionnaires. Nous avons en quelque sorte exilé notre propre tradition spirituelle. Le christianisme ou l’islam se construisent sur la négation des traditions, ils refusent de les utiliser comme fondement. De la même façon, dans la vision marxiste, même si elle a eu ses héros, de Hô Chi Minh à Mao, la tradition a été mise à l’écart, sans que les contextes particuliers soient pris en compte. Et cela a été un désastre.

Le socialisme en Ethiopie
Le socialisme à l’albanaise en Ethiopie dont parle le film a été une réalité. J’ai pris l’information qui est mentionnée dans le film sur la BBC. J’y ai juste ajouté un accent néo-zélandais pour fictionner. C’est toujours cette confusion dont je parle : l’oppression crée des monstres. Je ne condamne pas le socialisme, ou les idées de gauche, l’Afrique doit apprendre à se connaître, à prendre des idées ailleurs, mais si le propos du socialisme consiste à priver le pays de son identité sociale et culturelle, c’est ravageur, c’est... !
En Afrique, quel que soit le pays, du nord au sud, le capitalisme est obscène et de même, un régime marxiste semblera artificiel. En Europe, le socialisme a des bases organiques, liées aux structures de classe etc. Le socialisme ne se marie pas avec la féodalité. Leur rencontre est forcément explosive, comme cela a été le cas en Ethiopie. C’est pourquoi le capitalisme est obscène en Afrique, tout simplement parce qu’il ne correspond pas à une réalité organique. Je n’entre pas dans une querelle politique.

Cinéaste en exil
Ma génération, qui est celle des années soixante dix, jusqu’à disons, la chute du mur de Berlin en 1989 - nos barricades !-, a été la première à quitter le pays, pour venir étudier en Europe. A l’époque, le but était très simple : comme Prométhée, rapporter la lumière, le feu, la modernité, le vaudou de l’Europe ou de l’Amérique, pour transformer le pays. Aujourd’hui, le voyage, pour les intellectuels africains, est devenu plus compliqué, lorsqu’on regarde les circonstances historiques. Aujourd’hui, il n’est pas possible de revenir au pays dans les conditions dans lesquelles on souhaitait revenir. Amberber, par exemple dans mon film, a des principes, c’est un homme qui croit à l’intégrité. Mais quand il rentre dans son pays, ces codes n’ont plus cours et il ne peut plus y vivre. Il se retrouve déplacé : ni en Afrique, ni en Europe. Pourquoi les pays d’Europe ou d’Amérique mènent-ils des campagnes politiques contre la présence des étrangers ? Admettons qu’en tant qu’adulte, j’en prenne mon parti, mais que diront mes enfants, si je reste en Europe ou en Amérique ? Nous nous sommes installés, en Europe ou aux Etats Unis, avec nos enfants, dans une société qui ne veut pas vraiment de nous et nos enfants en souffrent dès l’enfance. Et dans notre propre pays, on ne veut pas non plus de nous ! Alors, je n’ai plus de lieu ! Je suis complètement nomade... Et je voulais, avec honnêteté, faire un film à propos de tout cela. Voilà ce que je ressens. Je suis sans lieu, sans attaches. Et même en tant que cinéaste, pourquoi faut-il que je supplie l’Europe de financer mes films !? Comment se fait-il que dans mon propre pays, il n’y ait pas une volonté politique et des infrastructures qui me permettraient simplement d’y mener ma carrière de cinéaste ?!

Caroline Pochon
Novembre 2008

Fiche du film Teza

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